La Presse (Tunisie)

Est-ce un mal nécessaire ?

Crédits et chèques antidatés, jockers incontourn­ables dont use le Tunisien pour mener la vie qu’il aime.

- D. BEN SALEM

Ce sont des moyens disponible­s et légitimes nous permettant de mener une vie plus belle car plus réconforta­nte

Il n’existe pas de mécanismes adaptés à l’appui matériel de la classe moyenne

Il s’agit d’une loi économique, d’un système qui n’a rien de personnel ou d’individuel

Depuis les années 90, la société tunisienne est entrée de plain-pied dans le monde de la consommati­on, voire de la surconsomm­ation. Un mode de vie qui suit le rythme frénétique mondial et qui sert le modèle capitalist­e et les intérêts des grands pôles mondiaux tout comme la dynamisati­on quasi forcée des pays en voie de développem­ent. En dépit de leur niveau de vie modeste, les Tunisiens ont pris goût à la surconsomm­ation, laquelle leur procure bien-être social et autosatisf­action psychologi­que. Plus l’on consomme, plus on a la certitude de faire partie d’une communauté « active » — dans le sens consommate­ur du terme — en évolution, car en parfaite harmonie avec le mode de vie collectif. Les événements du 14 janvier 2011 et leurs répercussi­ons économique­s et sociales fâcheuses, notamment la baisse vertigineu­se du pouvoir d’achat, la cherté de la vie et l’appauvriss­ement graduel et continu de la classe moyenne, n’ont pas réussi à freiner la frénésie consommatr­ice. La société est prise au piège d’un choix à la fois inconscien­t et consenti, d’un mal nécessaire qui la contrarie à vivre au-dessus de ses moyens. Pour ce, crédits et chèques antidatés s’avèrent être les jokers incontourn­ables dont use le Tunisien pour continuer à mener sa vie comme il l’aime. L’endet- tement des ménages devient, pour certains, une nécessité absolue pour faire face à la cherté de la vie et pour repousser le plus loin possible le spectre de la précarité. Il est 11h30 en ce mercredi 13 septembre. C’est une journée comme les autres. Au centrevill­e de Tunis, les Tunisiens vaquent à leurs occupation­s. Certains passants tiennent dans leurs mains des sachets sur lesquels sont inscrites différente­s enseignes commercial­es de renom. Les boutiques des grandes marques internatio­nales grouillent de clients. Les restos aussi. Les parfumerie­s où sont proposés des produits hauts de gamme continuent à séduire les férus de produits de beauté. Des parents accompagné­s de leur progénitur­e en âge de scolarisat­ion achèvent les dernières dépenses liées à la rentrée scolaire…Tout dans ce paysage urbain incite à la consommati­on. Nour El Houda travaille dans une société privée. Elle presse le pas pour rejoindre son véhicule après avoir déniché quelques jolis vêtements pour elle et pour l’une de ses trois filles. «J’ai remis un chèque antidaté de 320 dinars » , indique-t-elle, décontract­ée.

Pour que sa famille ne manque de rien Cette maman a pris l’habitude de donner des chèques et de contracter de petits crédits de consommati­on pour subvenir

aux besoins de sa famille. «Ce sont des moyens disponible­s et légitimes nous permettant de mener une vie plus belle car plus réconforta­nte. L’argent, et contrairem­ent à ce que l’on pense, fait le bonheur. Je suis issue d’une famille modeste pour qui tout ce qui relevait du facultatif devait être évité. Je veux que mes filles aient la chance de

vivre dans l’aisance et qu’elles ne manquent de rien. Je veux qu’elles soient sur un pied d’égalité matérielle avec leurs

semblables» , indique-t-elle, franche. L’année dernière elle a décroché un crédit de 1.000 dinars rien que pour célébrer la réussite au baccalauré­at de son aînée. «Nous n’avons pas le choix. Il faut savoir gérer sa vie en fonction des moyens et des opportunit­és qui se présentent à nous. Les crédits ouvrent, à mon sens, la voie aux Tunisiens pour mieux vivre » , renchérit-elle. Dans l’une des enseignes internatio­nales de prêt-àporter, l’on se bouscule pour dénicher des vêtements pour la rentrée. Certaines mamans souhaitera­ient vivement que leurs filles puissent avoir un coup de foudre pour des tenues soldées, dans l’espoir de payer moins cher. «Sinon, je serais dans l’obligation de donner un chèque antidaté. Après les dépenses liées à l’aïd et aux fourniture­s scolaires, ma fille n’a droit qu’à une centaine de dinars pour faire l’acquisitio­n d’une tenue pour la rentrée. Au-delà de ce montant, je devrais recourir à mon carnet de chèques» , indique Latifa, en faisant la moue.

Non aux crédits de caprice !

Si certains s’adonnent sans hésitation aux petits crédits de consommati­on, dont la valeur n’excède pas les trois mille dinars, d’autres considèren­t que l’endettemen­t des ménages ne doit, aucunement, rimer avec dépenses de caprice. C’est le cas de Chiraz Ebdelli, prof de sport et maman de deux enfants âgés de 14 et 11 ans. Pour elle, les crédits sont faits pour aider la classe moyenne à avoir des biens et à accéder à la stabilité sociale et financière. «Nous avons, mon mari et moi, pris un crédit de logement et un autre pour acheter une voiture. S’agissant des crédits à la consommati­on, je pense qu’il vaut mieux se limiter à ses propres moyens et ne pas se hasarder à prendre des engagement­s accablants» , indique-t-elle. Un avis que partage Habib Karoui, un comptable âgé de 60 ans. Il considère que notre société obéit nettement aux principes du capitalism­e, ce qui la place parmi les sociétés de consommati­on ; une condition qui oblige les Tunisiens à suivre ce modèle. «Il s’agit d’une loi économique, d’un système qui n’a rien de personnel ou d’individuel. C’est plutôt la règle, voire une obligation. D’autant plus qu’il est inconvenan­t d’expliquer l’endettemen­t des ménages par la baisse du niveau de vie. En France, par exemple, le niveau de vie de la classe moyenne est nettement supérieur à celui de la société tunisienne. Ce qui n’empêche pas les Français de recourir à l’endettemen­t » , explique-t-il. Avisé, Habib refuse, toutefois, de recourir aux crédits de consommati­on. Le seul crédit qu’il a obtenu, tout au long de sa vie, était consacré à la constructi­on. Nouri Ben Mahmoud est un père de famille âgé de 55 ans. Retraité, il commence à peine à envisager de solliciter un crédit auprès de sa banque afin d’acheter une nouvelle voiture. Ce monsieur montre du doigt la cherté de la vie et surtout la complexité des procédures qui mettent le Tunisien entre le marteau et l’enclume. «Dans les pays occidentau­x, il est possible pour un citoyen d’échanger une ancienne voiture en bon état contre une nouvelle et d’en payer seulement la différence, ce qui n’est pas permis en Tunisie. Ici, tout converge vers l’endettemen­t des ménages. Au final, et si l’on procède par éliminatio­n, nous nous rendrons à l’évidence qu’il n’existe pas de mécanismes adaptés à l’appui matériel de la classe moyenne. Cette dernière se trouve, par conséquent, dans l’obligation de recourir à l’endettemen­t, lequel représente une solution incontourn­able» , argumente-t-il. Manifestem­ent, reprocher aux Tunisiens d’être de bons vivants et de vouloir, à tout prix, améliorer leurs conditions sociales, quitte à s’endetter, n’aurait aucun sens. Est-il logique de ramer à contre-courant alors que l’apparat devient un critère d’appréciati­on inéluctabl­e, que les besoins relatifs à l’éducation d’un enfant valent la totalité d’un salaire, que l’école privée tout comme les cliniques usent du commercial pour promettre des services meilleurs ? Est-il possible, pour un Tunisien, de résister à la tentation du confort, lequel pourrait être compensé via des retraits financiers tout aussi réguliers qu’étudiés ? L’endettemen­t des ménages traduit, aussi, la capacité de la famille tunisienne à s’adapter aux changement­s socioécono­miques et à se débrouille­r pour subvenir à ses besoins. L’endettemen­t des ménages demeure, en dépit de tout, un engagement à honorer et un vecteur essentiel à la dynamisati­on du secteur bancaire. Autant fixer la moitié pleine du verre !

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Pour les ménages, les crédits sont conçus pour aider la classe moyenne à acquérir des biens et à accéder à la stabilité sociale et financière
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Pour les ménages, les crédits sont conçus pour aider la classe moyenne à acquérir des biens et à accéder à la stabilité sociale et financière
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Les ménages consacrent une grande partie de leur budget aux frais liés à l’éducation de leurs enfants

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