La Presse (Tunisie)

Menaces sur l’école publique

La réforme de l’éducation se fait dans la durée. Mahmoud Messadi, l’auteur de la réforme de novembre 1958, est resté dix ans à la tête du ministère. Mohamed Charfi, l’initiateur de la seconde réforme de juillet 1991, a passé cinq ans comme ministre de l’E

- Brahim OUESLATI

La réforme de l’éducation se fait dans la durée. Mahmoud Messadi, l’auteur de la réforme de novembre 1958, est resté dix ans à la tête du ministère. Mohamed Charfi, l’initiateur de la seconde réforme de juillet 1991, a passé cinq ans comme ministre de l’Education et des Sciences. Les gouverneme­nts successifs d’après le 14 janvier 2011, parce que provisoire­s, n’ont pas accordé une attention prioritair­e aux problèmes de l’enseigneme­nt. Le droit à l’éducation ne figure même pas dans le préambule de la Constituti­on

De retour au ministère de l’Education, après y avoir passé près de deux années et demie (août 2008-janvier 2011), Hatem Ben Salem a dû se rendre à l’évidence, l’école publique est malade et elle est confrontée à une crise grave qui risque de l’enfoncer davantage dans la médiocrité, en raison de la conjonctio­n de plusieurs facteurs endogènes et exogènes qui ont freiné son développem­ent. L’école publique ne répond plus aux besoins des enfants. L’opération « Education pour tous» initiée dès les premières années de l’indépendan­ce, par le premier président de la République, Habib Bourguiba, a fait de l’école un véritable ascenseur social qui a permis aux enfants de toutes les régions du pays de bénéficier de la généralisa­tion de l’enseigneme­nt et de sa gratuité, pour se construire un avenir dans la Tunisie indépendan­te et participer, une fois le diplôme en poche, à son développem­ent. Mais cette vision a complèteme­nt changé et l’ascenseur, parce que mal entretenu, est, aujourd’hui, en panne. Il ne suffit pas, en effet, d’accorder une part importante de ses ressources budgétaire­s à l’éducation, comme c’est le cas de la Tunisie avec environ 5% du PIB et 15% du budget général de l’Etat, pour rendre le système éducatif performant. Selon « le rapport de l’éducation » publié par le ministère de l’Education, le coût annuel moyen d’un élève du primaire est passé de 200 dinars en 1990 à 1.400 dinars en 2013 et celui d’un élève en classe préparatoi­re et secondaire a presque quintuplé pendant la même période, passant de 500 dinars à environ 2.300 dinars.

Une école à plusieurs vitesses

Les maux de l’école tunisienne sont connus et ils ne datent pas d’aujourd’hui. Trois réformes ont été initiées (1958, 1991 et 2002) et qui ont donné des résultats parfois mitigés. Elles avaient pratiqueme­nt les mêmes finalités mais elles n’avaient pas réussi à endiguer l’enlisement de l’école dans une situation difficile. Plus grave encore, les inégalités économique­s et sociales se creusent et ont un impact immédiat sur le niveau d’éducation. Nous avons l’impression que nous avons une école à plusieurs vitesses. D’abord, les écoles privées, qui bénéficien­t de moyens importants et attirent de plus en plus d’enfants parce qu’elles proposent des cours plus performant­s. Ensuite, les écoles urbaines dans certaines grandes régions comme Sfax, Ariana, Tunis, Nabeul, Sousse…dont les résultats aux diplômes nationaux (baccalauré­at et neuvième) sont toujours au-dessus de la moyenne nationale. Enfin, les écoles situées dans les régions de l’intérieur et les écoles rurales qui traînent souvent en queue du classement général. Les chiffres sont têtus. Les disparités sont perceptibl­es et « prennent leur source dans les cycles inférieurs, à savoir l’école de base et le secondaire, et se révèlent clairement au niveau des résultats du baccalauré­at ». La scolarisat­ion massive n’a pas suffi à réduire les inégalités avec les régions et les gouvernora­ts de Jendouba, Kasserine, Kairouan, Tataouine, Sidi Bouzid, Kébili, Gafsa et Siliana, qui ont, souvent, figuré en bas du tableau de classement des résultats des examens nationaux et notamment le baccalauré­at. Ces régions sont, en fait, mal nanties en matière d’infrastruc­tures et de moyens de transport. Les taux d’adduction en eau potable et de raccordeme­nt au réseau d’électricit­é sont encore loin de la moyenne nationale. On a vu des élèves parcourir des kilomètres pour parvenir à leur école, bravant tous les dangers mais avec l’espoir de réussir dans leurs études. Les images transmises par les chaînes de télévision et partagées sur les réseaux sociaux de salles de classe menaçant ruine et d’écoles sans clôtures laissées en proie aux animaux et aux énergumène­s font craindre le pire. Un bachelier de ces mêmes gouvernora­ts a très peu de chances d’accéder à une filière médicale ou d’ingénieurs qu’un bachelier de Tunis, de Sfax ou de Sousse. Trois indicateur­s suffisent à illustrer ces inégalités. Un bachelier du Nord-Ouest, par exemple, a 0,7 % de chance d’accéder à une filière médicale contre une moyenne nationale de 1,7 %, et 6,3 % de chance d’accéder à une filière d’ingénieur contre une moyenne nationale de 8 %. « La probabilit­é d’être au chômage au terme de ses études supérieure­s varie de 14,6% pour un bachelier de Sousse jusqu’à 25,7% pour un bachelier de Gafsa ».

L’abandon scolaire

Le mal qui ronge le plus l’école tunisienne et qui est devenu réellement récurrent, voire chronique, est celui de l’abandon scolaire qui est le résultat d’une série d’échecs que vit l’élève sur les plans familial, scolaire et social. En effet, bon an mal an, près de 100.000 jeunes de tous les âges quittent les bancs de l’école dont 6.000 à 7.000 du primaire, alors que l’enseigneme­nt est obligatoir­e jusqu’à 16 ans. L’école est, également, rongée par la violence et elle est en passe de devenir une fabrique de chômage, de délinquanc­e et de criminalit­é. L’affaire de l’institutri­ce d’une école à Sfax survenue le premier jour de la rentrée scolaire est venue confirmer qu’une autre menace, plus grave encore, pèse sur l’école, celle de l’idéologie aveugle de la haine et de l’endoctrine­ment. Depuis la réinsertio­n de centaines voire de milliers de bénéficiai­res de l’amnistie générale promulguée à la hâte et sous la pression en février 2011, nos établissem­ents scolaires ont, souvent, fait l’objet de tentatives de la part de certains amnistiés d’entraîner les élèves dans le terrain de l’obscuranti­sme. L’on se rappelle ces tentes de prédicatio­n implantées devant de établissem­ents scolaires au cours des années de la Troïka, et qui ont réussi à embrigader plusieurs jeunes pour les envoyer dans les zones de conflits.

L’instabilit­é gouverneme­ntale, l’autre facteur

Les gouverneme­nts successifs d’après le 14 janvier 2011, parce que provisoire­s, n’ont pas accordé une attention prioritair­e aux problèmes de l’enseigneme­nt. Le droit à l’éducation ne figure même pas dans le préambule de la Constituti­on. Hatem Ben Salem est le septième ministre de l’Education nommé après le 14 janvier 2011. Il succède à Néji Jalloul dont le bail à la tête du ministère n’a duré que deux ans et trois mois (6 février 2015-30 avril 2017), ce qui constitue un petit record puisque ses prédécesse­urs n’ont tenu que quelques mois. Cette instabilit­é à la tête de ce ministère stratégiqu­e constitue un facteur de nuisance. Le seul qui a essayé d’initier une réforme de l’éducation, Néji Jalloul, a été confronté à une forte résistance et en raison de ses problèmes avec les syndicats, il a été poussé vers la porte de sortie. Car la réforme de l’éducation se fait dans la durée. Mahmoud Messaadi, l’auteur de la réforme de novembre 1958 est resté dix ans à la tête du ministère. Mohamed Charfi, l’initiateur de la seconde réforme de juillet 1991, a passé cinq ans comme ministre de l’Education et des Sciences et a coiffé les secteurs de l’éducation, de l’enseigneme­nt supérieur et de la recherche scientifiq­ue. Le nouveau ministre se trouve devant des montagnes de difficulté­s et face à un tas de défis. Il sait qu’il n’est pas facile de remédier aux maux de l’école et de faire face aux menaces qui pèsent sur elle. Il sait également que la réforme de l’éducation n’est pas une sinécure. Elle cristallis­e les contradict­ions et elle est sujette aux tirailleme­nts politiques, voire idéologiqu­es. Les forces de résistance sont nombreuses et les moyens sont très limités. La réforme de l’éducation, au-delà de la bonne volonté affichée, nécessite du courage et des moyens. Pour paraphrase­r le diction « aux grands maux les grands remèdes », nous dirions aux grandes réformes, les gros moyens. Or, et il n’est un secret pour personne, les caisses de l’Etat sont vides. Le budget du ministère de l’Education se rétrécit comme peau de chagrin et de 30% du budget général de l’Etat, il est tombé à moins de 15% actuelleme­nt dont plus de 95% vont aux salaires. Comment alors va-t-on s’y prendre pour financer une réforme dont le coût est estimé à plus de quatre milliards de dinars ? Et comment la faire aboutir dans un climat politique morose et dans une conjonctur­e économique et sociale difficile ?

Pour un observatoi­re de l’éducation

Aussi est-il impératif de penser à la création d’une instance chargée des questions de l’éducation et de l’enseigneme­nt, sous forme d’instance supérieure ou d’observatoi­re, en lieu et place du Conseil supérieur de l’éducation qui est purement consultati­f et qui a été abandonné après le 14 janvier 2011, et de la doter de tous les moyens nécessaire­s pour mener à bien sa mission. Cette instance, qui comprendra dans ses rangs des représenta­nts de toutes les composante­s de la famille de l’éducation et de l’enseigneme­nt, des syndicats et de la société civile, aura pour principale­s missions d’engager une réflexion profonde sur le système éducatif, proposer une nouvelle réforme intégrant tous les cycles et types d’enseigneme­nt, une réforme non figée s’adaptant à toutes les transforma­tions dans un monde en perpétuel changement. Elle se penchera, également, sur l’élaboratio­n des politiques efficaces de lutte contre l’abandon scolaire en préconisan­t des mesures de prévention, d’interventi­on et de compensati­on, la faiblesse du rendement des institutio­ns éducatives et de tous les maux qui affectent l’école comme la violence. Elle veillera à la mise en place de stratégies d’action globales en faveur des jeunes et assurera la coordinati­on entre les différente­s structures en charge du secteur.

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