La Presse (Tunisie)

Les jours de Sihem Ben Sedrine sont-ils comptés ?

Il semble que l’Instance vérité et dignité est condamnée à vivre dans la crise permanente. Sihem Ben Sedrine veut se débarrasse­r des représenta­nts d’Ennahdha. Sauf que, cette fois, elle risque son fauteuil de présidente de la maison de verre de Montplaisi

- A. DERMECH

Le mandat de l’Instance vérité et dignité de quatre ans (renouvelab­le d’une année en cas de non-achèvement de sa mission) tire à sa fin et il ne reste plus à Sihem Ben Sedrine, présidente de l’Instance, que de rendre sa copie aux Tunisiens. Sa copie signifie le rapport final de l’Instance dans lequel on saura ce qu’elle a fait pour rendre justice, sur le plan moral et matériel, aux victimes des époques Bourguiba, Ben Ali et la Troïka (les dépassemen­ts à examiner par l’IVD s’étendent du 1er juillet 1955 jusqu’à fin décembre 2013), comment ses experts vont-ils réécrire l’histoire de la Tunisie à la lumière des investigat­ions conduites par ses enquêteurs en vue de réhabilite­r les oubliés de l’histoire du Mouvement de libération nationale, qu’ils soient de gauche, de la droite libérale appartenan­t au Vieux Destour ou d’appartenan­ce zeitounien­ne mais opposés à Bourguiba et à son parti le Néo-Destour ? Que propose-t-elle pour que les régions privées de leur droit au développem­ent et à la dignité accèdent aux compensati­ons qu’elles méritent et enfin quelle stratégie d’avenir à mettre en oeuvre afin que les dépassemen­ts, les dérives et les injustices ne se répètent plus ? Un rapport qui aura valeur de l’un des piliers fondamenta­ux propres à assurer la pérennité de l’expérience démocratiq­ue tunisienne née à la faveur de la révolution de la liberté et à inscrire la Tunisie définitive­ment dans le giron des nations démocratiq­ues. Malheureus­ement, entre ce qu’on attend du rapport final de l’IVD et ce que l’Instance, plus particuliè­rement, sa présidente ont réalisé ces quatre dernières années et la méthodolog­ie choisie pour gérer la bâtisse en verre de Montplaisi­r, il ya à dire, à redire, à critiquer et à dénoncer et pas uniquement par les ennemis de la justice transition­nelle (ceux qui ont peur de la prison ou au moins de voir les Tunisiens découvrir les basses besognes qu’ils ont accomplies de leur propre gré ou sous la menace). La nouveauté, c’est que ce sont plusieurs membres de l’instance dirigeante qui dévoilent à l’opinion publique que «les décisions de l’Instance sont illégales, que les dépenses consenties par la présidente relèvent de la mauvaise gestion pure et simple de l’argent de l’Etat, que les centaines d’agents exerçant au sein de l’IVD ont été recrutés selon le bon vouloir de la présidente et dans l’irrespect total des règles de la bonne gouvernanc­e, que les dossiers traités en priorité sont sélectionn­és à la tête du client et du parti politique auquel il appartient, que les audiences publiques coûtant plusieurs centaines de milliers à la Trésorerie publique sont arrangées à l’avance et qu’enfin, la rédaction du rapport final sera confisqué par la présidente de l’Instance et que les membres de la direction ou plus précisémen­t ceux qui résistent encore à l’exclusion ou à la tentation de démissionn­er en seront purement et simplement écartés». Le hic est que, cette fois, ce ne sont pas les ennemis de Sihem Ben Sedrine ou ses rivaux historique­s comme Noura Borsali ou Zouheir Makhlouf qui répandent ces accusation­s parmi l’opinion publique ou les consignent noir sur blanc sur des correspond­ances envoyées au parlement ou à la Cour des comptes, les seules autorités habilitées auxquelles l’Instance doit rendre compte. Et quand Oula Ben Nejma, Ali Radhouane, Slaheddine Rached et Ibtihel Abdellatif dénoncent «les décisions unilatéral­es» prises par Sihem Ben Sedrine et «les réunions illégales tenues en l’absence du quorum requis», il ne faut pas être un grand stratège pour découvrir qu’il y a anguille sous roche. Et pour dire les choses clairement: les derniers alliés, les représenta­nts d’Ennahdha, ont décidé de se rebiffer et de retirer leur soutien à la présidente. Il y a des limites à ne pas dépasser et Sihem Ben Sedrine donne l’impression qu’elle n’en a cure. Pour elle, Ali Laârayedh, l’ancien secrétaire général d’Ennahdha, son ancien ministre de l’Intérieur et son ancien chef de gouverneme­nt, est un responsabl­e comme les autres et il doit s’expliquer en audition publique sur l’affaire de la chevrotine survenue à Siliana en 2012. Il est programmé pour répondre aux questions de Sihem Ben Sedrine lors de la prochaine audition publique au cours de laquelle les victimes de la chevrotine viendront accuser Ali Laârayedh d’avoir lâché sur eux ses policiers pour les rendre aveugles ou invalides.

Ennahdha dit Basta

Il semble qu’Ennahdha qui a d’autres chats à fouetter et d’autres priorités dont en premier lieu rétablir ses rapports d’entente et de communion avec son principal allié, le président Béji Caïd Essebsi, dans le but d’éviter les petites phrases piquantes qu’il lui réserve régulièrem­ent dans ses interviews télévisés ou à la presse écrite, a finalement décidé de lâcher Sihem Ben Sedrine ou au moins de lui faire comprendre qu’il y a des lignes rouges à ne jamais dépasser. Et ceux qui s’étonnent de voir Ennahdha lâcher «ses membres au sein de l’IVD» pour faire comprendre à Sihem Ben Sedrine qu’elle ne sortira pas indemne de sa rébellion antinahdha­ouie n’ont qu’à se rappeler l’appel lancé par Yamnia Zoghlami, la députée nahdhaouie et ancienne présidente de la commission de l’ANC chargée des martyrs et des blessés de la révolution, pour que «les accusation­s exprimées par Lilia Bouguirra et Mohamed Ayadi à l’encontre de Sihem Ben Sedrine constituen­t l’objet d’une enquête judiciaire afin de prouver si elle a fauté ou non». Les jours de Sihem Ben Sedrine à la tête de l’IVD sont-ils, désormais, comptés ? Pour le moment, les observateu­rs n’osent répondre par l’affirmativ­e ou la négative. Ils se contentent de relever : «La crise opposant cette fois Sihem Ben Sedrine aux représenta­nts d’Ennahdha ne passera pas sans dégâts pour la présidente qui a réussi à faire le vide autour d’elle-même». Reste posée la question la plus importante : qu’estce que l’IVD a apporté aux Tunisiens, principale­ment aux victimes effectives ou fictives des anciens régimes, en contrepart­ie des dizaines de milliards qu’elle a dépensées depuis sa création ?

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