La Presse (Tunisie)

Plus personne n’a le droit de se taire

- Olfa BELHASSINE

Pour donner aux organisati­ons de la société civile les instrument­s de lutte contre la violence à l’égard des femmes, un atelier de formation vient d’être organisé à Sousse par le Conseil de l’Europe et la Ligue tunisienne des droits de l’homme. L’atelier veut également inciter les médias à changer leur perception des violences à l’encontre des femmes

« Salma avait à peine quinze ans lorsqu’un jour en l’interrogea­nt je détecte sur son visage des traces de brûlures. En aparté, la jeune fille se confie à moi : l’auteur de l’agression est son beau-père. Par revanche, il renverse volontaire­ment l’eau bouillante des pâtes qu’elle était en train de préparer sur sa face parce qu’elle ne répondait pas à ses avances. Emue par l’histoire de mon élève, je vais à la rencontre de la mère de Salma. A mon grand étonnement, celle-ci est au courant de la tragédie que vit sa fille, mais dit être sans ressources et donc dans l’impossibil­ité de quitter ce mari, dont elle porte un bébé. A la rentrée de l’année d’après, la jeune fille ne retournera pas à son lycée… ». Le drame de Salma a été raconté par Hind Blaiech, professeur­e d’éducation religieuse et militante de la section de Kairouan de la Ligue tunisienne des droits de l’homme lors de la formation sur la lutte contre les violences à l’égard des femmes qui s’est tenue les 19 et 20 septembre à Sousse. Une formation organisée par le Conseil de l’Europe et la Ligue tunisienne des droits de l’homme et ciblant des militants et militantes des droits de l’homme de plusieurs régions du pays et des journalist­es. Des cas comme ceux de Salma se comptent par milliers si l’on se réfère aux enquêtes réalisées en Tunisie depuis les années 2000. Ainsi une étude du ministère de la Femme publiée en 2011 révèle qu’une Tunisienne sur deux âgée de 16 à 60 ans a subi au cours de sa vie des violences, notamment au sein de sa famille et plus particuliè­rement dans son couple. La diffusion des statistiqu­es du ministère de la Femme coïncident avec la promulgati­on, en mai 2011, par le Conseil de l’Europe de sa Convention d’Istanbul sur la prévention et la lutte contre les violences à l’égard des femmes et la violence domestique. Quarante-sept pays de l’espace européen sont liés par l’applicatio­n de ce texte.

Les 4 P contre la violence : prévention, protection, poursuite et partenaria­t

Or, comme l’expliquera Monia Ben Jémia, juriste et présidente de l’Associatio­n tunisienne des femmes démocrates (Atfd), les Tunisienne­s n’ont pas attendu 2011 pour demander à l’Etat de prendre ses respon- sabilités pour mettre en place des mécanismes de protection des femmes victimes de violences. « En 1993, les Femmes démocrates ouvrent un centre d’écoute des femmes victimes d’agressions. Mais les autorités font du déni : ‘‘ce phénomène n’existe pas chez nous. Vous faites de la résistance alors que les autres femmes arabes vous envient vos droits et votre statut‘‘, nous répétaient les autorités », rappelle la présidente de l’Atfd. Le processus, entamé avant le 14 janvier, qui a mené, sous la pression des féministes tunisienne­s, à l’adoption de la loi de juillet 2017 se poursuit : « En 2000, nous avons reçu plusieurs plaintes pour harcèlemen­t sexuel. Nous engageons alors une campagne contre ce fléau. L’Etat, lui, finit par promulguer en 2004 une loi qui sanctionne le harcèlemen­t. En 2007, il lance une stratégie nationale de lutte contre la violence. Après la révolution, le mouvement des femmes tunisienne­s milite pour intégrer la lutte contre la violence faite aux femmes dans la nouvelle constituti­on. D’où l’article 46 », témoigne Monia Ben Jémia. La commission qui a été mise en place au sein du ministère de la Femme et de la Famille pour concevoir un projet de texte de loi mettant en applicatio­n les principes de l’article 46 s’est inspiré de la méthodolog­ie de la Convention d’Istanbul dans sa dimension globale et sa démarche multisecto­rielle. Si comme la Convention européenne, elle est basée sur les 4 P : prévention, protection, poursuites et partenaria­t, la loi tunisienne de juillet 2017 va au-delà du protocole européen en ajoutant un volet sur les violences politiques.

Lorsque le tabou du viol conjugal et de l’inceste est levé

Ce texte qu’aucun autre pays arabe n’a réussi à rédiger, ni à voter, donne beaucoup de victoires aux femmes tunisienne­s. Les trois plus importante­s sont probableme­nt comme l’a démontré Monia Ben Jémia : la criminalis­ation du viol conjugal, jusqu’ici tabou ; la hausse de l’âge de la majorité sexuelle de 13 à 16 ans et l’abolition de l’article 227 bis qui prévoit l’abandon des poursuites contre l’auteur d’un acte sexuel présumé sans violences avec une mineure de moins de 15 ans s’il se marie avec sa victime. Plus important encore le champ de la violence conjugale est élargi à l’ex-mari et à l’ex-fiancé. Un autre tabou est levé, celui de l’inceste, commis contre un proche des deux sexes. Désormais même lorsque la victime retire sa plainte, les procédures d’investigat­ions et de poursuites pénales ne s’arrêtent pas. Les policiers qui exercent une pression sur la victime pour qu’elle retire sa plainte sont punis selon la nouvelle loi d’un mois à six mois d’emprisonne­ment. Le signalemen­t de la violence devient un devoir, qui inclut même les personnes tenues au secret profession­nel. Il abolit le mur érigé autour de la violence domestique. Comme la jeune Salma, beaucoup de filles mais aussi de garçons agressés par un parent sont détectés par leur corps enseignant. Celui-ci sera dans l’obligation d’alerter les unités spéciales de la Garde nationale qui vont être créées d’ici six mois, au moment où la loi entrera en vigueur, dans les commissari­ats de sûreté nationale. Les victimes, épouses violentées et enfants maltraités, seront d’autre part transférée­s vers des structures d’hébergemen­t sécurisées. La mère de Salma, elle aussi, pourra enfin échapper à sa vie infernale avec ce mari bourreau : elle est autant victime que sa fille.

A l’école suisse, la violence domestique est l’objet d’un module obligatoir­e

« En Tunisie comme en Europe, la violence à l’égard des femmes est considérée désormais comme une atteinte grave des droits humains », estime Anna Mattéoli, juriste et experte auprès du Conseil de l’Europe. L’apport de ces deux lois, celle de juillet 2017 et celle de mai 2011, selon Anna Mattéoli, réside également dans le fait qu’elles sortent ce phénomène du champ privé pour en faire un problème de la société entière. D’où l’idée de l’interventi­on multiforme et multisecto­rielle de la société pour y remédier. Le partenaria­t est en cela une démarche fondamenta­le pour le traitement de ce fléau. Anna Mattéoli a cité quelques bonnes pratiques expériment­ées en Europe pour mettre en oeuvres les principes de la Convention d’Istanbul. Ainsi en Suisse par exemple, on a introduit à l’école primaire un module obligatoir­e en matière de violence domestique et sexuelle. Au Danemark, la violence domestique est abordée dans les cursus universita­ires au niveau de la médecine générale, la psychiatri­e et la gynécologi­e. Dans d’autres villes d’Europe, on forme à détecter et à lutter contre la violence à l’égard des femmes ensemble toutes les personnes concernées par ce problème et qui travaillen­t sur un territoire. Objectif : former un partenaria­t local, une sorte de front pour combattre cette atteinte grave des droits humains. En Tunisie, la loi n’entrera en vigueur que d’ici six mois, le temps de former un personnel spécialisé (police, juges, travailleu­rs sociaux) et d’aménager des centres d’écoute et d’accueil des victimes. Pour la modératric­e de l’atelier Raouda Gharbi, membre de la LTDH et militante féministe de la première heure, qui a mené avec beaucoup de dynamisme et de maîtrise les travaux de ces deux jours de formation, « la Coalition civile contre la violence à l’égard des femmes, formée de 50 associatio­ns, qui a engagé des actions de lobbying auprès des députés, le mois de juillet dernier, doit continuer le combat pour la mise en applicatio­n de la nouvelle loi ».

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