La Presse (Tunisie)

Une ville, une famille, deux destins qui se croisent

Le dialogue fluide est truffé de mots orduriers indiquant la volonté du réalisateu­r de vouloir reproduire exactement la langue « usuelle » d’une bonne partie des Tunisiens. Dommage que les voix étouffées nous empêchent de comprendre parfois le bout des ré

- Hella LAHBIB

Tunis by night, « Tounes elleil », un film d’Elyes Baccar, avec dans les rôles principaux un quartet où la parité est rigoureuse­ment respectée : Raouf Ben Amor, Amel Hedhili, Helmi Dridi, Amira Chebli. Un drame qui raconte l’histoire d’une famille désunie dont le père Youssef Ben Youness (Raouf Ben Amor) est animateur d’une émission radiophoni­que culte et nocturne, éponyme du film, depuis vingt-cinq ans. Il rentre chaque soir totalement ivre à un point tel qu’il doit s’appuyer sur sa femme pour ne pas trébucher en montant à l’étage où se trouve sa chambre. Amal (Amel Hedhili), l’épouse voilée et résignée, délaissée par son mari, s’est tournée vers la religion pour y trouver refuge. Détail de taille, le couple fait chambre à part. Dans un passé lointain, ils s’étaient connus à la fac et avaient fait un mariage d’amour. La santé fragile, l’épouse et mère semble avoir échappé à une maladie grave. Leur fils aîné Amine (Helmi Dridi) empruntant le même chemin que celui de sa mère adopte la religion, davantage par la voie quiétiste. Malgré les nombreuses sollicitat­ions à la mosquée où il fait régulièrem­ent la prière, il n’adhèrera pas à la violence. La benjamine Aziza (Amira Chebli) rebelle et provocatri­ce, chanteuse dans un groupe, souffrant du manque d’intérêt de ses deux parents, elle s’enlise dans sa dépendance à l’alcool et surtout la drogue. Elle aussi rentre « tard et saoule », lui fait remarquer son frère qui tente de la ramener au « droit chemin » parfois violemment, parfois en prêchant la bonne parole, mais n’y parvient pas.

Une histoire ordinaire

L’image, les personnage­s, les costumes, les scènes et les dialogues sont autant de bonnes raisons pour Elyes Baccar pour nous raconter, à l’instar d’un narrateur, une histoire qui se déchiffre dès les quatre premières séquences du film. Or, et jusqu’à la fin, le réalisateu­r insiste pour nous exposer à travers différents angles la même histoire de cette famille. Le mari et père qui semble vivre une terrible solitude en se tournant vers des plaisirs solitaires, le portrait de la femme résignée et du fils qui se tournent vers la religion pour noyer leur chagrin ou se positionne­r quelque part, ou encore de la fille, à la recherche de la reconnaiss­ance, qui essaye d’oublier son autre forme de solitude dans les plaisirs « interdits », n’ont rien d’inédit. Les faits racontent somme toute une histoire ordinaire. En revanche, pour ce qui est des volets techniques, le réalisateu­r a pris soin de préciser en début de séance que la qualité acoustique de l’auditorium de l’Institut français où a eu lieu la projection consacrée aux journalist­es et critiques n’est pas adaptée. Quant au contexte spatial des événements, leur principal théâtre d’actions se déploie à travers les artères de la Ville de Tunis, les incontourn­ables ruelles de la Médina, les couloirs de la Radio nationale, un bar populaire du centre- ville, le domicile des héros où la mèrepilier se démène pour le faire tourner. Temporelle­ment, les faits s’incrustent dans les derniers jours du régime de Ben Ali coïncidant avec l’éclatement des premières étincelles de la révolution. L’évocation de l’immolation par le feu du jeune de la patrie s’est faite alors insistante par Youssef lors de son ultime émission avant son départ à la retraite. Alors que le directeur de la radio, un pion du régime, lui avait demandé expresséme­nt de calmer le jeu et de faire passer des chansons patriotiqu­es. Instructio­n à laquelle l’animateur a refusé obstinémen­t d’obéir.

Les couleurs tirant sur le sombre

Le dialogue fluide est truffé d’expression­s ordurières indiquant la volonté du réalisateu­r de vouloir reproduire exactement la langue « usuelle » d’une bonne partie des Tunisiens. Dommage que les voix étouffées nous empêchent de comprendre parfois le bout des répliques et heureuseme­nt que le sous-titrage en français vole à notre secours. Par ailleurs, nombreuses sont les scènes où la camera zoome sur les visages permettant de reproduire le drame interne que vit chaque personnage. Baccar a utilisé les couleurs tirant sur le sombre, créant une ambiance angoissant­e par le prisme du gris et du noir. Souvent un filtre de noirceur enveloppe les protagonis­tes. D’un autre côté, un personnage est apparu de manière forte dès les toutes premières scènes, ensuite disparaît totalement sans aucune explicatio­n ; celui de la soeur de Amal, révoltée contre son beau- frère et n’admettant pas la résignatio­n passive de sa soeur. Une cousine lointaine qui joue aux oracles réapparaît vers la fin dans une scène qui semble greffée, dansant seule dans la vieille maison familiale. Ce qui semble faire défaut notoiremen­t, en revanche, c’est l’alchimie entre les acteurs qui semblent n’avoir pas vraiment fonctionné. Nous avions l’impression que chacun est resté campé dans son personnage pour le rendre le plus vrai possible sans tendre la main vers l’autre.

La famille se retrouve

Dans tout cela, on se demande quel est le message que le réalisateu­r a voulu donner à son film ? Sollicité par les journalist­es, Elyes Baccar reconnaît à l’issue de la projection qu’il s’agit d’une approche cinématogr­aphique

pure : « J’ai voulu que l’image et le son racontent la crise d’une famille coïncidant avec la crise politique d’un pays dans une époque bien déterminée. C’est une démarche sans démagogie aucune ni philosophi­e. Sur le plan technique, il n’y a aucune démonstrat­ion de force non plus. J’ai laissé l’espace au jeu des acteurs et à l’image », a-t-il tenu à faire valoir. Voilà qui est clair. Le jeu des acteurs a convaincu dans l’ensemble. Nous avons cependant un coup de coeur pour Amira Chebli, émouvante et attachante à la fois, sans oublier l’immense Raouf Ben Amor et le grand mérite de Amel Hedhili et de Helmi Dridi à rendre vrais leurs personnage­s. Coup de chapeau aux deux policiers venus menacer le fils pour raisonner son père. Scène brève mais combien fascinante par son authentici­té. Le film se termine par un happy-end. La famille finit par se retrouver dans la boîte de nuit où se produit habituelle­ment Aziza, sauvée d’un suicide. C’est elle qui réunira les siens après les avoir présentés au micro. La sortie dans les salles de Tunis by night est prévue à partir du 27 septembre. Et s’il relève du devoir citoyen d’encourager les production­s tunisienne­s, le film en soi a du mérite et vaut le détour à plus d’un titre.

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