La Presse (Tunisie)

«La médina est aussi un espace de décentrali­sation»

SOFIANE, SALMA OUISSI ET YANN GUESSENS, LES DIRECTEURS ARTISTIQUE­S DE «DREAM CITY»

- Propos recueillis par Haithem HAOUEL

Salma et Sofiane, vous aviez toujours été les directeurs artistique­s de cette biennale artistique. M. Yann Guessens fait partie intégrante de l’aventure cette année. Lui avez-vous légué les rênes de «Dream City» ? Salma Ouissi :

( rire) Non ! Pas du tout. Il s’est joint à nous depuis 2015 déjà. Il était présent à côté de Sofiane et actuelleme­nt, en 2017, c’est M. Guessens qui dirige «Dream City» artistique­ment.

Pouvez-vous définir «Dream City» à notre lectorat ?

Salma Ouissi : Moi, je veux bien le définir tel que nous on l’a initié au départ, depuis sa création en 2007. Ça serait plutôt bien d’entendre la définition de Yann. ( Sourire) «Dream City» était au départ un geste artistique qui visait à prendre possession ou à habiter artistique­ment l’espace public. C’était aussi déplacer le geste artistique, voire l’associer à de nouvelles démarches et à des processus beaucoup plus contextuel­s. C’est un événement qui est né d’une manière undergroun­d et qui a été préparé totalement dans le salon de Sofiane où on communiqua­it avec des gens de la pensée et où on a veillé à accompagne­r des artistes, qui avaient pris part à l’aventure. Dès le départ, tout se construisa­it sur un temps long, en collectivi­té. On a travaillé beaucoup sur le commun ! Tout était suivi par des experts. Et ensuite, c’était également aboutir sur les parcours et parvenir à concrétise­r une réalisatio­n de l’ordre de la fête ouverte à tous. Il y avait eu l’idée des parcours et des oeuvres qui tournent en boucle. Au départ, on avait fait appel à une vingtaine d’artistes tunisiens. Les artistes étrangers qui étaient présents dans les éditions d’après étaient des pointures qu’on avait repérées sur l’espace public, ailleurs. Et avec Yann, on est allé à la conquête de talents ou comment tout construire à partir d’un contexte sociopolit­ique et urbain précis.

Comment peut-on parler à la ville, et à tous, avec ce médium d’art contempora­in pluridisci­plinaire?

Sofiane Ouissi : Il y a effectivem­ent la dimension artistique mais «Dream City» était né aussi à l’issue d’une marche pacifique sur l’espace public. Ce n’est pas anodin car en 2007, cet espace public était confisqué par le pouvoir et dans la même période, subitement, on a été même censuré sur antenne, dans une radio. On a été malmené, et une journalist­e a été suspendue de ses fonctions, uniquement, parce qu’on a juste fait appel à un gouverneme­nt en le mettant face à ses responsabi­lités et à son devoir vis-à-vis des citoyens et des artistes et parce qu’on avait demandé à ces artistes-là de prendre possession de l‘espace public, de descendre, d’agir, pour une marche pacifique. On a ici la dimension de la marche, la traversée de cette ville. Et c’est suite à cela qu’on s’est rendu compte que toute cette ville était confisquée par le politique qui en a fait une vitrine du pouvoir, exercé sur la cité et sur la vie qui l’anime. Et c’est à partir de là qu’on s’était demandé «comment créer un dispositif de l’ordre de la création ?» On revient ainsi à notre nature de créateurs. On n’est pas des directeurs artistique­s dans le sens de programmat­eurs. Notre savoir, c’est celui du corps et la manière de transporte­r une énergie et faire en sorte que plusieurs énergies fusionnent dans de larges diversités. Et le médium auquel on a fait appel c’était pour nous une voix plurielle, reflétant une Tunisie dans sa diversité et non pas dans le cloisonnem­ent. Du coup, c’est ce que Salma a dit, «comment se réappropri­er l’espace public?» Il faut toute une réflexion autour de cela. Mais «comment recréer une marche?» Puisqu’on a interdit aux artistes de marcher sur l’espace public toujours à cette époque-là.

Salma Ouissi : Moi, j’aurais utilisé le terme «tactique». On a usé de tactique par l’art pour défendre nos points de vue. Et on a tout écrit en tactique, d’où le jeu du parcours. Mais la tactique aussi c’était au-delà de l‘oeuvre artistique elle-même, on avait prétexté «l’art» pour pousser ces gens à marcher ensemble dans la ville. Et c’est de là que tout était parti ! Il faut rappeler qu’on était dans un autre contexte où les artistes travaillai­ent chacun de manière isolée et on était désolé par rapport à ça. Tout s’est enchaîné après en rencontran­t des amis qu’on n’avait pas vus depuis longtemps et qui nous disaient qu’ils allaient arrêter parce que «c’était très dur, qu’on se sent seuls et que c’est un métier de solitaire que celui de créer ici, dans un pays comme la Tunisie». Et nous, on était là à vouloir les convoquer autour de quelque chose qui nous travaille tous. C’était un geste d’engagement très politique au départ. Convoquer ces 20 artistes autour d’une table et réfléchir ensemble pendant 9 mois à comment on allait faire pour habiter cet espace public. Mais au départ, ce n’était que des jeux de tactique, au point ensuite de se dire comment intéresser M. Tout-le-monde, ces gens qui ne s’intéressai­ent pas à l’art. C’était un constat alarmant que celui de voir la même minorité, le même public, les mêmes têtes, toujours partout, peu importe la manifestat­ion culturelle. On voulait atteindre bien plus de gens. Et c’était à partir de ce déclencheu­r-là —et il y en a d’autres, bien sûr— qui fait qu’aujourd’hui, on a beaucoup évolué. Et on s’est dit qu’on n’allait pas à chaque fois dire au revoir au même public, voire à la même foule.

Il y a eu aussi une pièce de théâtre pas du tout anodine qu’on avait créée Salma et moi et qui avait comme thématique la guerre en Irak. Une guerre qui faisait fureur à cette époque-là. On se sentait désarmé, tout petits face à cette injustice très forte qui nous a tous violentés. Mais après, comment on était arrivé à l’espace public ? C’est aussi lorsqu’on a inventé une marche du discours : «Quelle posture pour quel discours ?». Je pense que cette marche s’est retrouvée sur l’espace public d’une manière inconscien­te. Et il y a eu cette traversée qui avait percé les murs. On avait travaillé sur tout un parcours de discours et c’était une manifestat­ion en live avec un corps complèteme­nt explosé en se demandant «comment joueraient aujourd’hui les enfants de la guerre ? Est-ce qu’ils joueraient avec les cadavres ?» Et du coup, tout s’est prolongé après, en emmenant ce geste artistique dans la cité et en propulsant l’artiste tunisien sur scène : des créateurs qui étaient déconnecté­s de leur quotidien. Au niveau de la production et de la création, ils étaient plus dans une réponse à ce que l’Europe leur demandait et ils ne saisissaie­nt pas la richesse, n’ex-

ploraient pas suffisamme­nt notre territoire qui était riche par ses murs, par sa mémoire, son savoir. Et au fur et à mesure, cette conception embryonnai­re de «Dream City» a évolué selon le contexte sociopolit­ique ?

Salma Ouissi : On ne comptait l’organiser qu’une seule fois. Le seul souci est qu’on marchait énormément dans la rue. On s’affichait ! ( sourire) Et le public nous réclamait de plus en plus et en redemandai­t. On était un peu responsabl­es de ce qu’on avait déjà déclenché. Mais les artistes tunisiens aussi ! Parce que, finalement, on s’était tous retrouvé dans cet espace qu’on avait créé tous ensemble. On a décidé donc de continuer. Et a un moment donné, jusqu’en 2013, Sofiane et moi avons tout sur nos épaules, on était redevables de quelque chose qui au départ, n’était qu’une création : on a décidé de prendre un peu de distance, on était dans l’exploratio­n, et c’est ainsi qu’on a rencontré Yann Guessens. C’est l’un des seuls directeurs artistique­s qui a quand même laissé une partie de son budget pour travailler sur des projets en Afrique avec des gens du Sud. C’est quelqu’un qui suit grandement les artistes à travers le monde.

M. Guessens, comment s’est déroulée votre collaborat­ion ?

Yann Guessens : Ce qui m’a toujours motivé, passionné, ce n’est pas juste les artistes, mais c’est le dialogue, l’échange entre artistes et le contexte et encore plus la conversati­on entre artiste, contexte et public. Et je trouve que cette conversati­on-là en Europe est souvent devenue assez pauvre. Tout est extrêmemen­t cloisonné en discipline­s artistique­s, en institutio­ns culturelle­s, aux artistes et à leurs trajets individuel­s et ce qu’ils créent parle peu à une ville, à une société, à un contexte. Mon combat a toujours été d’investir dans la durée, dans ces conversati­ons-là, avec la forte envie de créer des espaces partagés de création mais à l’intérieur d’un contexte urbain sociétal qui a besoin de création, d’un avenir commun. Que ce soit dans les grandes villes européenne­s où j’ai travaillé comme Marseille (où je suis basé maintenant), à Tunis ou même dans les grandes villes de l’Afrique subsaharie­nne où j’ai travaillé et je travaille encore, on ne partage pas un passé commun mais il y a vraiment un avenir commun à construire et ça ne se fera pas sans les artistes et sans la création, dans son sens large qui implique les population­s et les communauté­s de toutes sortes. C’est pour cela que je me suis battu à Bruxelles, en partant d’une institutio­n «Le théâtre national flamand» qui était devenue un ovni dans la ville, qui s’enfermait dans une toute petite communauté flamande à l’intérieur d’une ville extrêmemen­t multicultu­relle et qui s’enfermait dans son infrastruc­ture, dans sa boîte noire. J’ai essayé de m’ouvrir sur toutes les communauté­s de cette ville, sur tout un territoire urbain. Et puis sur plusieurs endroits au monde avec lesquels Bruxelles est fortement reliée. En effet, si j’avais travaillé beaucoup à Kinshasa, ce n’était pas parce que j’avais envie de voyager un peu ou de faire mon touriste, mais parce que Bruxelles est aujourd’hui aussi une ville africaine et parce que s’il y a des troubles à Kinshasa, on les aura à Bruxelles demain. Et de dire que le projet d’un théâtre flamand à Bruxelles doit avoir un lien avec une réalité artistique et citoyenne, c’était pour moi évident. En même temps, il est vrai que je me sentais parfois seul. Avec cette vision, cet engagement, je n’ai pas l’impression qu’en Europe, dans le monde culturel, elle est suffisamme­nt partagée, pour des raisons culturelle­s mais aussi politiques. Et donc, de se trouver des alliés était très important pour moi, d’où la rencontre avec Salma et Sofiane qui s ‘est faite d’une manière directe à Bruxelles. C’était une rencontre très intéressan­te pour moi, qui avais pris les allures d’une conversati­on. C’est ainsi que j’ai entendu parler de «Dream City», de toute cette méthodolog­ie, de cet engagement, de son développem­ent. Ça m’avait beaucoup inspiré en leur disant que j’avais envie de l’apprendre, de le vivre avec l’ambition modeste d’ajouter un petit plus, vers une multidisci­plinarité encore plus grande mais surtout en ouvrant cette famille d’artistes avec laquelle on travaille, sur des territoire­s qui, en 2014, n’étaient peut-être pas présents dans le cadre de «Dream City» mais qui ont énormément de pertinence à Tunis, en se basant sur son histoire, son passé, en s’ouvrant sur l’Afrique du Nord, le MoyenOrien­t, l’Afrique subsaharie­nne. C’est important, ce n’est pas un choix exotique pour des artistes issus de certaines villes lointaines. Les raisons étaient de voir surgir des artistes d’un peu partout dans cette ville. La programmat­ion de 2017 se développe dans cette direction-là. Et ce qui est bien, c’est que, d’avance, on prépare cette prochaine édition en créant cet espace temps partagé, intense, où la méthodolog­ie et l’équipe extrêmemen­t compétente et engagée apportent beaucoup aux artistes, qui arrivent ici pour la première fois, imprégnés d’envies et d’un autre trajet artistique. Qu’ils sentent cet échange très enrichissa­nt, c’est primordial !

Cette exploitati­on des espaces publics se fait-elle de la même manière en Europe et ici ?

Yann Guessens : Elle se fait d’une manière bien plus intéressan­te ici. En Europe, on est déjà beaucoup dans les arts de la rue qui ne m’ont personnell­ement jamais intéressé. Ce qui m’intéresse, c’est un contexte, une ville, une société à exploiter et à créer. Je suis convaincu que des espaces partagés sont importants dans cette constructi­on-là et qui sont rares. Créer de petites communauté­s temporaire­s qui permettent de s’imaginer des alternativ­es et des futurs autres. Il faut se confronter directemen­t à un espace public mais surtout à un territoire urbain dans toute sa diversité et aller directemen­t en dialogue avec des population­s, de nouveaux publics, des institutio­ns. Ça doit faire partie intégrante et permanente d’un projet culturel qui doit s’engager à l’intérieur d’un contexte comme Tunis. En France, ces arts de la rue sont une sorte de discipline en soi. Tandis qu’ici ou à Kinshasa quand les artistes s’engagent, il s’agit d’une urgence artistique et citoyenne, qu’on veut raconter et qui mènera d’une manière inévitable à l’espace public.

Vous organisez aussi des résidences d’artistes, notamment une qui s’est déroulée, il y a quelques mois. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Salma Ouissi : C’est un workshop. Je précise que ce sont des créations. «Les arts de la rue», c’est de la diffusion sur les espaces publics. On organise des workshop, dirigés par des experts. Il y a des artistes qui arrivent, on essaie de voir ce qui les travaille en arrivant ici. Ce ne sont que des créations! Je pense qu’on a la folie de la liberté, d’autant plus qu’on ne fait pas partie d’une institutio­n pour dire que c’est possible, ou au contraire, difficile. Et c’est vrai que quand on est dans un système économique, notamment occidental, c’est beaucoup plus compliqué d’entreprend­re cette aventure et que par conséquent, on ne peut être que dans la diffusion pure et dure de leur côté. Je trouve que sur ce continent, c’est ça qu’on doit défendre et réinventer.

Yann Guessens : Tout à fait ! Déjà voir ce genre de résidence d’immersion avant qu’un projet ne soit clairement défini, en Europe, ça n’existe presque pas ou plus ! Comment est-ce qu’on a abordé cette résidence ? Le point de départ, c’était ce territoire d’un côté, et puis des artistes qui pourraient apporter des démarches qui seraient pertinente­s pour eux et pour Tunis. C’est sur cet engagement que tout repose. C’est à partir de cette expérience que les vrais projets se sont construits dans le temps, dans l’échange. C’est à la fois rare et important.

Sofiane Ouissi : Il y a cette dimension des voyages. Ça me rappelle tout ce qui est «Route de la soie», là c’est «la route de la pensée ou de l’art» dans sa pratique la plus diverse et enveloppe le citoyen qui est pour nous une bibliothèq­ue vivante, une encyclopéd­ie vivante par sa mémoire et qui est largement partenaire de ce dispositif et grâce à lui, on arrive à toucher des points névralgiqu­es de tension parce qu’on travaille sur l’instant T, on lui donne la dimension du festival, c’est un objet de laboratoir­e qui sort de sa cité, qu’on le voit tenir la map de cette ville. On sent que tout bouge depuis 2007 jusqu’à maintenant, tout n’est pas figé.

Yann Guessens : La pratique artistique, il vient de la définir comme voyage et c’est ce qui nous motive tous. Ce n’est pas comme un de ces voyages qu’on effectue sur Facebook. Il s’agit de voyage vécu pleinement, et qui nous confronte à l’autre, et qu’on vit pleinement sur le terrain. Avez-vous pensé à décentrali­ser «Dream City» ?

Salma Ouissi : On l’a fait en 2012 à Sfax. Ça demande énormément d’effort et de travail. C’est titanesque !

Sofiane Ouissi : La médina est aussi un espace de décentrali­sation. Les gens viennent de partout : de Djerba, du Kef, de Ben Guerdane… On a un échantillo­nnage de Tunisiens issus de partout ici et qui apprennent à vivre ici, à s’intégrer, en ajoutant leur touche nouvelle de coutumes et de culture venue d’autres régions. Et c’est déjà énorme !

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Salma et Sofiane Ouissi lors d’une performanc­e artistique
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Salma et Sofiane Ouissi lors d’une performanc­e artistique

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