Culte de l’apparence et soif de loisirs
La société tunisienne est-elle devenue une société de pure consommation ? Il est difficile de parler de consommation en temps de crise. Ça devient presque un tabou. Mais le Tunisien à moyen revenu a développé de nouvelles habitudes de consommation qui l’e
Mondialisation, industrialisation, publicité, urbanisation, capitalisme, profusion du virtuel … figurent parmi les facteurs qui ont contribué à modifier le mode de vie du citoyen dans le monde. La Tunisie n’en est pas épargnée. Le mode de consommation du Tunisien connaît de fulgurantes transformations où on observe parfois une résistance face à de nouvelles habitudes. Des fois, les transformations sont irréversibles. La génération millénium qui est en train de quitter petit à petit la tranche d’âge de la jeunesse, laissant la place à une autre génération Z, plus branchée et plus complexe dans son comportement, a marqué le point du basculement du mode de vie des Tunisiens.
Consommer ou montrer son appartenance sociale ?
A vrai dire, les études sur la consommation dans le giron de la société tunisienne ne sont pas monnaie courante. D’autant plus que les rapports établis sont pauvres en détails. Ce qui serait hasardeux pour l’économie qui va de pair avec la consommation des ménages ainsi que pour la société elle-même, vu le rythme avec lequel elle est en train de se métamorphoser. Jadis, les Tunisiens accordaient beaucoup d’importance à l’alimentation. Cela s’illustrait par la part des dépenses consacrée à la nutrition et qui présentait, alors plus de 38 % du total des dépenses pour un Tunisien, en 2000. Quinze ans après, le taux des dépenses alimentaires ne représentait plus que 28% du total des dépenses, selon les données publiées par l’INS. Les besoins ont changé. Les tunisiens dépensent de plus en plus pour le logement, le transport, les télécommunications, et les loisirs tels que l’hôtellerie, les cafés... alors que les dépenses pour la consommation dans les domaines de la santé, l’enseignement, la culture et le divertis- sement ont régressé par rapport à l’année 2000. «Ce qui signifie que la consommation en Tunisie serait en train de passer à la satisfaction de besoins plus superflus tels que les besoins d’estime et d’auto-expression pour reprendre la terminologie de Maslow », a mentionné le rapport sur les changements des modes de consommation en Tunisie, publié par l’INC en 2013. Ce comportement fastueux du Tunisien, notamment chez les jeunes, se traduit par une fréquentation importante des restaurants et des lieux de consommation de boissons alcoolisées ou non communément dit «salons de thé» ou des «lounges». En effet, la profusion du phénomène de ce qu’on appelle «salon de thé» ou «resto lounge» a explosé cette dernière décennie promptement dans les zones urbaines, et d’une manière plus importante dans le Grand-Tunis et Sousse. Les habitants des régions de l’intérieur, cultivant un comportement consommatoire plus réservé et beaucoup moins ostentatoire, considèrent d’un mauvais oeil ces lieux, qui, pour une grande part d’entre eux, sont des lieux où les jeunes et les adolescents pourraient se livrer à des pratiques plus ou moins douteuses. Une étude réalisée par l’INC a montré que les adolescents dont l’âge est compris entre 10 et 18 ans consacrent 21% de leur argent de poche aux salons de thé et à la restauration hors domicile. Ce nouveau comportement a pris son essor, avec le développement des réseaux sociaux. Les jeunes fréquentent ce type de lieu, non pas par nécessité mais plutôt par mimétisme et surtout pour s’afficher sur les réseaux sociaux cultivant le culte de l’apparence que partagent de nombreux jeunes. Syrine, 25 ans, avoue qu’elle a développé une sorte d’addiction pour la fréquentation de ces lieux. « Dès qu’un nouveau resto ou un salon de thé cossu annonce son inauguration, j’y vais sur le tas pour voir la décoration, l’ambiance et la fréquentation du lieu. Même si cela me coûterait cher. Peu importe !» La chercheure en sociologie, Radhia Mechken, a mentionné dans son article publié dans le recueil «Penser la société tunisienne aujourd’hui» que la fréquentation de ce genre de lieu par des jeunes et adolescents «est devenue aujourd’hui un phénomène social, qui se propage de plus en plus dans les quartiers urbains et périurbains. Il n’est plus motivé par la valorisation de l’opulence mais par des considérations “narcissiques” ayant trait au comporte- ment “moderne”, pour ainsi dire, du mangeur tunisien».
Rivalité sur les réseaux sociaux
Ce comportement s’ancre de plus en plus dans les habitudes des nouvelles générations avec la prolifération des réseaux sociaux et la télécommunication. Ainsi, d’un simple clic, on parvient, à l’aide — d’une photo embellie et retouchée — à partager instantanément nos plats à consommer, le nom du restaurant ou le salon de thé fréquenté ainsi que notre compagnie, avec nos amis sur les réseaux sociaux. Une sorte de rivalité se crée entre les amis au sein d’une même communauté virtuelle. Selon le rapport publié par l’INC portant sur le changement comportemental de la consommation de la société tunisienne, «pour un nombre de Tunisiens, notamment ceux vivant dans les zones communales, il ne s’agit plus de satisfaire des besoins physiologiques tel que se nourrir ou se vêtir mais de se positionner socialement en fonction de leur consommation» . Yosra, 24 ans, qui travaille dans un centre d’appels, nous parle de sa perception de la consommation. « Pourquoi épargner de l’argent ? Lorsqu’on est jeune, on doit se laisser vivre. Quant à moi, je passe mes soirées dans les boîtes de nuit, j’achète les vêtements qui me plaisent quel que soit le prix, quitte à emprunter de l’argent. Maintenant, je veux acheter une voiture. Je n’en ai cure. Je m’endetterais et c’est comme ça que ça marche». Selon le même rapport 2013 publié par l’INC, ce comportement prodigue revient à la facilités de l’obtention des prêts de consommation, au payement par facilités ainsi que le payement via les cartes de crédit. De surcroît, ce comportement compulsif vise à combler le manque d’affection au sein de la famille, notamment entre la femme et son mari, ainsi qu’entre parents et leurs progénitures. «Dans les familles qui bénéficient d’un revenu fixe, voire de deux revenus, il s’établirait une relation parents-enfants qui se base, dans certains cas, sur la consommation. L’achat est une forme de récompense, un signe d’amour et constitue souvent une forme de récompense», indique le rapport. «Il semblerait ainsi que la société tunisienne diffuse de plus en plus un modèle de consommation de substitution des sentiments : l’amour est concrétisé par le biais de l’achat de biens et de produits» . Toutefois, une part non négligeable de jeunes ne cultive point cette addiction consommatoire. Rim, 32 ans, ingénieur en informatique nous en parle. «A vrai dire, je n’ai pas de carte crédit ! Ma mère m’a interdit d’en avoir une», dit-elle en riant. Elle rajoute : «En ce qui me concerne, je ne suis guère férue de ces lieux dits salon de thé ou autre, je suis plutôt casanière. Je mange tout ce qui est préparé à la maison. Vraiment c’est moins coûteux ! Figurez-vous, une portion de cake achetée avoisine le prix d’un dinar. Alors qu’un cake préparé pour 5 personnes coûterait la même somme. Et puis, je ne m’endette jamais. A moins que ça serait pour l’achat d’un logement. Moi, ma voiture je l’ai achetée après avoir fait des économies durant 3 ans. Vous allez dire que je suis quelqu’un de pingre. Mais je suis habituée à ça et je tire mon épingle du jeu» . Il est vrai que le chamboulement dans le comportement du consommateur n’est pas propre au citoyen tunisien. C’est le fruit, entre autres, de l’urbanisation et de la mondialisation. Toutefois, dans les périodes des crises, le changement des comportements consommatoires serait de mise. Ainsi, valoriser les sentiments interhumains tels que l’amour et l’empathie, s’avère un moyen d’économiser de l’argent !