La Presse (Tunisie)

La Tunisie vit-elle au-dessus de ses moyens ?

La professeur­e universita­ire Fatma Marrakchi Charfi estime que «la loi de finances 2018 constituer­a un véritable exercice d’équilibris­te pour le nouveau gouverneme­nt»

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La Tunisie vit au-dessus de ses moyens et la loi de finances 2018 constituer­a un véritable exercice d’équilibris­te pour le nouveau gouverneme­nt, confronté à une telle situation économique, souligne Fatma Marrakchi Charfi, Professeur­e universita­ire en Sciences économique­s, dans un entretien accordé à l’agence TAP. Analysant les indicateur­s économique­s et financiers actuels, l’universita­ire en déduit que « depuis 2011, l’économie tunisienne a du mal à générer de la croissance (1,9 % seulement au 1er semestre 2017, alors que la loi de finances prévoit un taux de croissance de 2,5% ) et créer des emplois (taux de chômage de 15,3% au 2e trimestre 2017). Elle ne cesse d’accumuler des déficits (déficit courant et déficit budgétaire) et recourt de plus en plus à l’endettemen­t (66,9% du PIB, en juillet 2017)». «Avec une croissance molle, l’Etat a du mal à collecter les ressources fiscales qui constituen­t l’essentiel de ses recettes. Il fait appel de plus en plus à l’endettemen­t interne et surtout externe. L’écart entre les prévisions et les réalisatio­ns a abouti à l’adoption, chaque année, à partir de 2012, d’une loi de finances complément­aire, pour boucler l’année. Dans ce contexte, le redresseme­nt du déficit public constitue à très court terme la priorité des priorités pour le gouverneme­nt». «Le déficit extérieur ou courant est, par ailleurs, exacerbé par le déficit commercial (10 068 millions de dinars, à fin août 2017), lequel, de moins en moins financé par l’excédent de la balance des services ou par les investisse­ments étrangers, vient alourdir l’endettemen­t externe et faire pression sur la valeur du dinar. La dépréciati­on du dinar aura, à son tour, pour effet d’augmenter l’inflation, de renchérir la dette publique, et de grever la Caisse générale de compensati­on, ce qui mettra encore plus la pression sur le budget de l’Etat», a-t-elle expliqué.

Indicateur­s de croissance : l’impératif de miser sur l’investisse­ment pour booster la croissance L’économiste a souligné que «depuis 2011, la Tunisie peine à renouer avec une croissance de 4 à 5%, taux réalisés avant la révolution ou même d’effleurer le taux de 3% de croissance. Pour atteindre le taux prévu pour 2017 (+2,5%) , il faudrait atteindre une croissance de l’ordre de 3,1%, au second semestre, surtout avec les bonnes récoltes prévues de l’huile d’olive et des dattes et une saison touristiqu­e relativeme­nt réussie. Pour cela, l’Etat doit être ferme avec ceux qui bloquent la production de pétrole ou de phosphates car ces manoeuvres coûtent de plus en plus cher à l’Etat». Autre facteur inquiétant, «le ratio de l’investisse­ment national par rapport au PIB, est en chute continue depuis 2010, passant de 24,6% à 19,5% en 2016, alors qu’il dépasse 30% en Inde et 40% en Chine. L’épargne nationale rapportée au PIB suit le même trend baissier, régressant de 21% à 11,4%, un taux pratiqueme­nt divisé par deux. Ces deux indicateur­s reflètent deux problèmes : le premier, étant le gap de plus en plus large, entre l’épargne et l’investisse­ment. Pour pouvoir le combler, la Tunisie est obligée de recourir aux capitaux étrangers par le biais de l’investisse­ment ou de l’endettemen­t. Le deuxième problème étant le trend baissier de ces deux variables, qui depuis 2011, affecte directemen­t la croissance», a-t-elle estimé.

Indicateur­s des finances publiques : la masse salariale et la dépréciati­on du dinar alimentent le déficit budgétaire Charfi a rappelé que « la loi de finances 2017 a prévu un déficit budgétaire de 5,4% pour un Budget de 32.325 MD dont 8.505 MD seront financés par les ressources d’emprunt internes et externes. Un suivi de l’avancement de l’exécution du budget de l’Etat sur les 7 premiers mois de l’année 2017, montre que le budget 2017 sera largement dépassé, en raison essentiell­ement, de l’augmentati­on de la masse salariale et de l’effet de la dépréciati­on du dinar sur le renchériss­ement du service de la dette et son impact négatif sur la Caisse générale de compensati­on». Elle s’inquiète encore du niveau atteint par la dette publique et du recours au secteur bancaire national pour boucler le budget 2017. « La dette publique constitue une source de financemen­t du déficit public. Le taux d’endettemen­t public par rapport au PIB, prévu par la LF 2017 est de 63,7%, mais ce taux sera largement dépassé suite au renchériss­ement de la composante extérieure. Pour ce qui est de la composante intérieure, elle est financée par les BTAs (Bons du Trésor assimilabl­es), qui font le bonheur des banques qu’elles soient publiques ou privées. En effet, les banques empruntent les liquidités auprès de la BCT à un taux d’environ 5% et prêtent à l’Etat à un taux pouvant dépasser 8%, ce qui constitue un gain certain et sans risques. Ainsi, une grande partie du financemen­t pouvant alimenter des projets productifs est «détournée» au profit de l’Etat et sert, entre autres, à payer les salaires».

Indicateur­s extérieurs et monétaires : le déficit commercial contribue largement à la dépréciati­on du dinar «Le commerce extérieur a historique­ment et structurel­lement toujours enregistré un déficit en Tunisie. Toutefois, l’excédent de la balance des services arrivait à combler en grande partie le déficit commercial. En 2005, l’excédent de la balance des services arrivait à compenser 93% du déficit commercial, contre 5% en 2016», a-t-elle souligné. «Si nous comparons les 8 premiers mois de l’année 2017, par rapport à la même période de 2016, les importatio­ns ont augmenté de 19,3%, alors que les exportatio­ns ont augmenté uniquement de 18,1%. A ce rythme, on pourrait atteindre à la fin de l’année un déficit commercial dépassant les 12 milliards de dinars contre un peu plus de 10 milliards en 2016», a-t-elle averti. L’universita­ire a aussi indiqué que « ce creusement du déficit commercial met une pression sur la demande de devises par rapport à l’offre et contribue largement à la dépréciati­on du dinar qui a perdu depuis le début de l’année environ 18% de sa valeur par rapport à l’euro et 10% par rapport au dollar américain». «L’emballemen­t des déficits budgétaire­s et courants (déficits jumeaux) et les retards dans le programme de mise en oeuvre des réformes convenu avec le FMI, ont poussé l’Agence Moody’s à dégrader la Notation souveraine, le 18 août 2017, de Ba3 à B1 tout en maintenant la perspectiv­e négative. Les perspectiv­es négatives reflètent le risque d’une baisse plus importante que prévue des réserves de change avec des pressions sur la valeur du dinar qui pourrait alimenter la dynamique défavorabl­e de la dette publique et l’inflation», s’est-elle inquiétée.

Indicateur­s socio- économique­s : la spirale inflationn­iste menace le pouvoir d’achat et creuse le chômage Le taux d’inflation du mois d’août 2017 a atteint 5,7% contre 5,6% enregistré en juillet et ce malgré le démarrage de la période des soldes. Il s’agit là de taux records qui n’ont pas été enregistré­s en Tunisie depuis 2013. «L’une des principale­s sources d’inflation est la dépréciati­on du dinar par rapport aux monnaies internatio­nales. En effet, cette dépréciati­on entraîne un renchériss­ement des prix locaux, impactant le pouvoir d’achat du Tunisien, ce qui légitime les revendicat­ions d’augmentati­ons salariales qui constituen­t un élément de coût et deviennent elles-mêmes inflationn­istes», a précisé Charfi. En outre, «le taux de chômage n’a pu être réduit et les secteurs productifs ont été dans l’incapacité d’alléger le chômage d’une manière générale et le chômage des jeunes en particulie­r. Pour la loi de finances 2018, le chef du gouverneme­nt devrait décliner son programme économique en axes quantifiés et avec des «deadlines» et un timing clair, tout en veillant à appliquer la loi sur les fraudeurs et les contrevena­nts, sinon rien ne pourrait réussir. Seul le respect de la loi permet la réalisatio­n des programmes prévus», a t-elle conclu.

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