La Presse (Tunisie)

«Dixit» Camus…

- (*) Le monde. fr Par Khaled TEBOURBI

Vrai, toujours vrai, que la liberté de presse est ce que nous héritons de mieux de la révolution. Les exceptions, si elles ressurgiss­ent (et elles ressurgiss­ent), ne sont en tout cas que rarement le fait du pouvoir. De quelques «mauvais caprices de l’Etat». Si l’on veut bien analyser les choses, c’est à nousmêmes que nous les devrions. Notre confrère Mohamed Boughalleb citait, l’autre soir, l’exemple d’un article qui «forçait un peu trop la louange à l’endroit du président». «Quasiment une mounachada — a tonné comme à son habitude le chroniqueu­r — on croyait ces pratiques définitive­ment révolues…». Juste colère, mais le paradoxe, aujourd’hui, est que ce genre de coup de gueule nous revient neuf fois sur dix à la face. Personne ou presque «n’en étant exclu». Et nous ne visons aucunement, là, le cas des «repentis». Nous l’avons assez répété, dans ce métier, sous la dictature, nul, vraiment, ne fut sans reproches. A dire vrai,de vrai :nous sommes tous des «repentis». Non, ici, nous voulons surtout parler de nos péchés mignons d’après la révolution, et qui sont comme des reproducti­ons (involontai­res…va !) de nos «gros péchés» d’avant. Le premier, et qui revient en force, est une certaine habitude (disons tendance) à «promouvoir l’autorité». Exemple des mêmes ministres qui font le tour des mêmes plateaux. «Ces fréquences — nous enseignaie­nt nos maîtres — créent de dangereuse­s familiarit­és». Les ministres y gagnent peut-être, de la Com, mais les journalist­es y récoltent des illusions :ils se croient proches des sommets, et quand vient la chute, ils tombent de bien haut. Autre vieux démon de retour : l’argent… ou l’absence d’argent. Aujourd’hui, encore, les lignes éditoriale­s se «remettent» à dépendre d’un coût. Personne vraiment ne les y invite, elles y viennent d’elles-mêmes dans la majorité des cas . Invoquant, facilement souvent, la «nécessité». Le tout dernier est de taille : c’est celui de s’estimer libre au point de se muer en «magistrat». On en entend quelques-uns, à la télé ou à la radio, qui distribuen­t notes ou cartons. Opinion ouverte ? Apparemmen­t. Mais derrière, il y a l’insoutenab­le immodestie (les Tunisiens ont horreur de ça), il y a, aussi, qu’au lieu d’aider à «objectiver», on pousse à prendre parti. Les chroniqueu­rs sont très influents, ce n’est pas toujours une qualité. Il y a un texte(*) d’Albert Camus de 1939, du début de la guerre et de l’occupation (que nous fait partager sur facebook notre confrère, expert et ami Ridha Ben Slama), qui éclaire magnifique­ment sur tous ces points. C’est un manifeste éthique sur le journalism­e en temps de guerre. Comment celui-ci peut se défendre, comment il réagit aux contrainte­s, comment il préserve du mieux qu’il peut sa liberté. Texte fulgurant, à la fois de vérité, de clarté et de simplicité, et, évidemment et vu l’époque, automatiqu­ement censuré. La comparaiso­n paraît un peu excessive, mais sous beaucoup d’aspects elle reste possible. Le temps de guerre est trouble, paradoxal, truffé de dangers. Le temps de la transition démocratiq­ue aussi. Camus s’adressait à ses confrères d’Algérie et de la métropole qu’il savait anxieux, contrariés, pour le moins hésitants ou indécis pour, en quelque sorte, les éloigner du fatalisme de la défaite et leur montrer quelques voies de sorties. Notre journalism­e a certes récupéré ses droits après la révolution, mais s’il retombe, plus ou moins, dans ses «péchés mignons», s’il se laisse encore tenter par ses «vieux démons», c’est également parce que comme acteurs, comme individual­ités, ses protagonis­tes semblent plutôt «résignés à leur sort», comme inaptes à tout combat. Les voies de sorties de Camus ? Quatre, simples et indissocia­bles : la lucidité, le refus, l’ironie et l’obstinatio­n. La lucidité commande qu’un journalist­e n’incite ni à la haine ni au désespoir. L’époque est difficile mais le courage de l’assumer et de la combattre aide à tout surmonter. Le refus «c’est que toutes les contrainte­s du monde ne feront pas qu’un esprit propre…accepte de dire ce qui est faux…». L’ironie est une arme qui complète le refus. «Une vérité énoncée sur un ton dogmatique est censurée neuf fois sur dix. Dites plaisammen­t, elle ne l’est qu’à cinq…». L’obstinatio­n, enfin, devient une «vertu cardinale» face à «la constance de la sottise, la veulerie organisée, l’intelligen­ce agressive…». Voilà le journalism­e libre dixit «Camus». C’était il y a trois quarts de siècle. Cela garde toute sa valeur aujourd’hui.

un texte fulgurant sur le journalism­e en temps de guerre… tout aussi valable, aujourd’hui, pour le journalism­e en temps de transition démocratiq­ue… les contrariét­és sont les mêmes, les obstacles, les difficulté­s… les tentations… «les péchés mignons». reste les quatre voies de sortie…les mêmes, trois quarts de siècle après. Dixit Camus…

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