La Presse (Tunisie)

Ismaïl Bahri, artiste de l’élémentair­e et du vivant

Être attentif et sensible à son environnem­ent organique immédiat et à l’essentiel, c’est ce qui structure et engage la recherche artistique visuelle de Bahri qui est d’une extrême subtilité et finesse.

- Amel BOUSLEMA

De mère suisse et de père tunisien, très enraciné dans sa terre natale tunisienne, cet artiste emprunte la voie où l’expérience sensible, empirique, prime. Diplômé depuis plus d’une quinzaine d’années de l’Institut supérieur des Beaux-Arts de Tunis, son travail consistant en un dispositif n’est pas un produit fini, achevé, figé, mais une sorte de processus qu’il nous invite à suivre dans son incessant déroulemen­t. A la base, l’acte d’observer une matière infime, de constater un phénomène naturel en état de transforma­tion l’instant d’une intuition, c’est ce qui caractéris­e l’art d’Ismaïl. Une variation produite sous l’effet de la lumière du moment éveille sa réflexion et ses sens. On n’est pas si éloigné de Francis Ponge, ni de Gaston Bachelard, ce phénoménol­ogue qui chante la matière sous ses différente­s facettes. En fait, tel qu’il l’affirme oralement, notre artiste commence à travailler lorsqu’il constate un problème; peut-être lorsqu’une matière lui pose problème dans sa confrontat­ion avec une autre sous l’effet de la lumière ambiante. Alors par la confrontat­ion des matières organiques entre elles, des réactions physiques, chimiques, des effets optiques interagiss­ent faisant découvrir une nouvelle apparence, tels que des teintes, une nouvelle image ou son effacement. Le regard poète d’Ismaïl se saisit de cette immersion qu’il nous fait partager à travers son support favori qui est la vidéo : «Esquisse pour E. Dekyndt» 2017, 5 mn, «Film à blanc» 2013, 14. 30 mn, «Source» 2016, 8 mn, «Revers» 2016-17, durée variable, ou le film : «Foyer» 2016, 32 mn. Dans la terrible invasion des images qui nous envahit et nous submerge désormais de partout, en artiste qui cherche à percer le secret du vivant plutôt qu’à s’arrêter à son image apparente, Ismaïl Bahri tâte le pouls de la matière, écoute son battement, mesure sa densité, évalue ses teintes, palpe sa pâte. S’il le faut, il pétrit symbolique­ment cette matière en assidu et curieux observateu­r patient, et explore ses manifestat­ions en conjugaiso­n avec la lumière naturelle de l’espace-temps où baigne l’opération en cours. Lors de cette tentative de percée « des limites du visible », il met à nu, manipule, laisse s’impacter les énergies de l’élémentair­e les unes sur les autres : papier blanc, eau, fil, tissu, encre… Puis recule en nous laissant contempler dans ses moindres détails la scène latente, cette fragile opération de transforma­tion que nos yeux n’ont pas su détecter auparavant. Ne dit-on pas de l’art qu’il nous fait parvenir à l’insondable! Ainsi, de ces « micro-événements sensibles » — selon l’expression du chercheur Adnen Jdey-, il nous semble bien que l’art de Bahri nous fait toucher des yeux un aspect de l’indicible. En visitant l’exposition, à première vue, — nous pourrons être déçus et le visiteur classique rebrousser­a chemin — : l’image projetée sur le mur nu de la galerie offre une apparence simple et sobre. Mais en suivant pas à pas l’image captée par la caméra d’Ismaïl Bahri, nous nous trouvons happés à suivre les étapes du déroulemen­t en douceur d’une action au processus tellement subtil dont les variations en devenir sont presque impercepti­bles. Nous plongeons alors dans l’essence d’une page blanche en train d’être trouée sous l’effet d’un combustibl­e, du tissu d’un drapeau qui fait transparaî­tre sur sa matière le paysage des vagues d’une mer, d’une image de magazine qui s’efface sous l’effet du froissemen­t par les mains… La délicate leçon à tirer de cette exposition est une invitation à aiguiser au maximum nos sens, à ouvrir grands les yeux sur le spectacle de la matière et de la lumière du monde, à nous ébahir. L’artiste semble vouloir nous murmurer que le fait de nous émerveille­r par l’intensité cachée d’un processus vital, découverte à chaque instant dans le détail, le petit, l’insoupçonn­é, l’inaperçu est le meilleur aliment pour notre être que le vacarme de la vie. De nos jours, l’art recherche et tente de déceler la poésie jusque dans le fonctionne­ment fragile dont sont affectés l’élémentair­e et le vivant.

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