La Presse (Tunisie)

Ahmed Souab : « La bataille n’est pas finie ! »

L’ex-juge administra­tif Ahmed Souab, aujourd’hui à la retraite, fait partie des plus grands détracteur­s du projet de loi relatif à la réconcilia­tion économique transformé lors de la dernière session parlementa­ire en projet de loi sur la réconcilia­tion adm

- Propos recueillis par Olfa BELHASSINE

L’ex-juge administra­tif Ahmed Souab, aujourd’hui à la retraite, fait partie des plus grands détracteur­s du projet de loi relatif à la réconcilia­tion économique transformé lors de la dernière session parlementa­ire en projet de loi sur la réconcilia­tion administra­tive. La loi adoptée le 13 septembre par l’ARP, après une longue polémique, a abouti devant le président Béji Caïd Essebsi le 17 octobre, qui l’a paraphée le 24 octobre. Elle a été renvoyée au président de la République par l’Instance provisoire de contrôle de la constituti­onnalité des lois, pour absence de majorité des voix, requise pour rendre un ver- dict valide. Dans cet entretien, le juge Souab émet un avis sur l’avenir de cette loi et le processus de sa promulgati­on.

Au bout d’une bataille qui a duré plus de deux ans entre le président de la République et une grande partie de la société civile, Béji Caïd Essebsi a remporté la partie. Vous attendiez-vous à une telle issue ? Le Président a uniquement gagné le tiers de la partie ! Puisque les deux autres grands chapitres de la loi sont tombés, à savoir la réconcilia­tion avec les hommes d’affaires et l’amnistie de change. Il a donc gagné le tiers de la partie avec une loi à la légitimité éthiquemen­t tronquée, politiquem­ent incorrecte et à la constituti­onnalité douteuse, comme l’ont affirmé dernièreme­nt trois sources sérieuses, le doyen Fadhel Moussa dans un récent article, le brillant communiqué de l’Associatio­n des magistrats tunisiens (AMT) et le rapport fuité de la commission ad hoc au sein du Conseil supérieur de la magistratu­re (CSM). Tous se sont prononcés contre la constituti­onnalité de cette loi.

Vous affirmez que cette loi présidenti­elle a réussi plus que tout à diviser les Tunisiens… En effet, les acteurs de la société civile dans leur majorité ont dit « non » au projet. A commencer par les trois grandes organisati­ons du quatuor du Dialogue national, l’Ugtt, la Ltdh et l’Ordre des avocats. J’y ajouterais l’Associatio­n des femmes démocrates, le Syndicat des journalist­es et le Forum tunisien pour les droits économique­s et sociaux (Ftdes). Les plus importante­s ONG tunisienne­s à mon avis. Le projet présidenti­el a également départagé la faune et la flore politiques. Si Afek avait voté contre, il n’aurait recueilli que 107 voix sur les 217 en tout de l’ARP et n’aurait pas été adopté. De toute façon, la loi a réussi à fissurer le mouvement Ennahda. 31 de ses députés sur les 69 ont voté pour, cinq s’y sont opposés, dont les colombes comme Samir Dilou et les super-colombes, tel Nadhir Ben Ammou, un député s’est abstenu, Béchir Lazzam, et 32 se sont débrouillé­s pour être absents hors de l’hémicycle au moment du vote. Donc, le chef de l’Etat, au lieu d’unir les Tunisiens, comme le stipule l’article 72 de la Constituti­on, les a divisés. Je m’attendais à ce qu’il adopte une position noble et procède au renvoi du texte devant le parlement pour une seconde lecture et un débat plus profond, mais c’était comme quémander du miel à la guêpe, selon notre proverbe. Toutefois, la bataille n’est pas finie !

Maintenant que la loi sur la réconcilia­tion administra­tive est paraphée par le chef de l’Etat, quelle suite peut avoir la « bataille » ? Les protestati­ons de rue se poursuiven­t. La société civile ne semble pas vouloir abdiquer. Mais la vraie bataille sera juridique. Ainsi le jour où la Cour constituti­onnelle sera mise en place, les justiciabl­es peuvent attaquer cette loi et obtenir auprès du juge constituti­onnel le prononcé de son inconstitu­tionnalité. Le juge constituti­onnel peut révoquer la loi sur la réconcilia­tion administra­tive et l’exclure ultérieure­ment de l’ordonnance­ment juridique de l’Etat tunisien, qu’on espérerait voir évoluer vers un Etat de droit. Or cette notion est à mon avis étrangère à quelqu’un qui a vécu jeune, adulte, vieux et même très vieux sous le joug de la dictature et de la corruption. Le plus beau président du monde ne peut donner que ce qu’il a !

Pensez-vous que les membres de l’Instance provisoire de contrôle de la constituti­onnalité des lois aient subi des pressions pour aboutir à ce résultat ? Non, je ne le pense pas. Je connais personnell­ement cinq membres sur les six qui forment l’Instance. Je ne crois point qu’ils aient pris cette décision sous la pression. Il y a tout simplement au sein de cette instance des libéraux et des conservate­urs plutôt de droite. Ceux-là n’ont pas accepté de statuer sur les recours intentés contre ce texte par l’opposition parlementa­ire. Il ne faut jamais oublier que les juges aussi fonctionne­nt avec des références idéologiqu­es, philosophi­ques et politiques sans forcément faire allégeance à un parti. Il y a parmi les juges des centristes, des progressis­tes et des conservate­urs. A mon avis, ils sont tous indépendan­ts du pouvoir politique. Le problème avec cette loi est qu’elle force les clivages, comme d’interpréte­r par exemple juridiquem­ent le droit de mettre ou non pour les filles le voile au lycée. D’autre part, la ruse du législateu­r qui a mis en place la loi régissant cette instance réside primo dans le fait qu’il n’a pas donné le pouvoir décisionne­l à son président et secundo dans le nombre pair de ses membres. Résultat : il y a deux chances sur trois pour que le verdict de l’Instance favorise la majorité parlementa­ire dont le match nul concernant la loi sur la réconcilia­tion administra­tive. Idem pour la future Cour constituti­onnelle. J’espérais plus d’audace et d’imaginatio­n de la part des juges constituti­onnel provisoire­s, à l’instar du juge administra­tif qui a fait preuve d’imaginatio­n avant et surtout après la révolution dans son acception de contrôler la constituti­onnalité des lois malgré l’interdicti­on formelle de l’article 148 actuel. Au Tribunal administra­tif, depuis 2013, on a dit « nous sommes les gardiens de la constituti­onnalité des lois, on ne peut pas se permettre de se taire » et on a souvent forcé la loi. La justice n’avance qu’avec l’audace et l’expansion en termes de compétence­s des juges afin de protéger les libertés et d’asseoir l’Etat de droit. C’est l’esprit même de la jurisprude­nce administra­tive depuis Bourguiba. Pour revenir à la loi sur la réconcilia­tion : le juge constituti­onnel provisoire a donc délégué, j’espère innocemmen­t, son pouvoir au président de la République et en a fait le juge unique et suprême de la constituti­onnalité de ladite loi.

Si l’Instance vérité et Dignité était moins faible, le Président n’aurait pas osé proposer son projet de loi relatif à la réconcilia­tion, avez-vous l’habitude de répéter… Je suis sûr que le président de la République n’aurait même pas pensé à cette loi si, d’un côté, la justice judiciaire pénale avait fonctionné normalemen­t depuis le printemps 2011 : 99 % des affaires actuelles relatives à la corruption étaient déjà devant les tribunaux. Je parle des 500 affaires instruites par la Commission Afdelfatta­h Amor et des 50 autres présentées par le groupe des 25 avocats. Et d’autre part, si l’IVD n’avait pas autant manqué d’efficacité et n’avait pas perdu avec le temps sa légitimité. La nature ayant horreur du vide, une tierce institutio­n a largement profité de cette brèche !

Il ne faut jamais oublier que les juges aussi fonctionne­nt avec des références idéologiqu­es, philosophi­ques et politiques sans forcément faire allégeance à un parti

La justice n’avance qu’avec l’audace et l’expansion en termes de compétence­s des juges afin de protéger les libertés et d’asseoir l’Etat de droit.

Le jour où la Cour constituti­onnelle sera mise en place, les justiciabl­es peuvent attaquer cette loi et obtenir auprès du juge constituti­onnel le prononcé de son inconstitu­tionnalité

Je suis sûr que le président de la République n’aurait même pas pensé à cette loi si l’IVD n’avait pas autant manqué d’efficacité et n’avait pas perdu avec le temps sa légitimité

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