La Presse (Tunisie)

«Je suis un passeur…»

Aicha Filali n’est plus à présenter. Figure de proue de la scène artistique, elle est également universita­ire et auteure de renom. Avec sa spontanéit­é, sa bonne humeur et son sérieux habituels, elle nous livre ses réflexions sur l’Art, l’engagement, l’ens

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Artiste visuelle, professeur­e de l’enseigneme­nt supérieur, chercheure, auteure, responsabl­e du Centre des arts vivants de Radès, ancienne directrice de l’Institut supérieur des BeauxArts de Tunis… Au-delà de ces statuts et de ces casquettes, comment vous définissez-vous ?

Je me définis en tant qu’artiste et intellectu­elle, puis universita­ire. Artiste parce que nous avons un regard différent sur le monde et le réel qui nous entoure et que nous donnons à voir avec les outils de l’Art. Nous apprenons à chaque aventure artistique, ce qui permet de garder les sens en éveil. A mon sens, artiste et intellectu­elle vont de pair parce qu’un artiste a un regard sur le monde qui est éminemment pétri de réflexion et d’intellect. En second lieu, je suis universita­ire. Je pense qu’il est important de transmettr­e. Dans le cadre de cette posture d’enseignant­e, il y a un terme que j’aime bien, c’est «passeur». Je considère que je suis passeur dans le sens où je pousse mes étudiants à voir autrement et à être par euxmêmes. Je ne viens pas avec un savoir acquis et défini que je transmets d’une manière figée. Dans toute interactio­n entre enseignant et enseigné, il y a enrichisse­ment mutuel, il y a ce génie du groupe. Des choses qui viennent je ne sais d’où et qui enrichisse­nt tout le monde.

Votre look interpelle et inspire plus d’un. Il constitue une partie importante du «personnage» Aicha Filali. Est-ce une constructi­on réfléchie ou spontanée ?

Au début, mon allure était spontanée parce que j’étais jeune et j’avais des constantes dans mes inclinaiso­ns. J’aime la couleur, la singularit­é et le naturel. Après, à force de manipuler les signes et de marteler au cours de mon enseigneme­nt que le monde matériel est un vaste univers de signes qui se constituen­t en discours, évidemment mon allure est elle-même un discours. Un des premiers «préceptes», c’est de dénoncer les stéréotype­s sociaux, c’est dans ce sens que s’inscrit mon allure. Je réponds probableme­nt au stéréotype de l’artiste, mais au moins, c’est réfléchi…

Vous êtes la fille de Mustapha Filali, auteur et ancien ministre de Bourguiba, et la nièce et fille spirituell­e de feu Safia Farhat, première plasticien­ne tunisienne et membre de l’Ecole de Tunis. Quelle était vraiment votre relation avec ces deux personnali­tés publiques et comment vous ont-elles influencée ?

Je ne suis pas du tout mécontente d’avoir été éduquée dans une pareille famille. Une famille de militants et de nationalis­tes qui m’ont inculqué l’honnêteté, la droiture et l’amour du pays. Mon père m’a appris l’amour du savoir. Pour ce qui est de Safia Farhat, une personnali­té hors pair dans le paysage national de l’Indépendan­ce, je considère que j’ai eu une

Toute pratique artistique critique est forcément politique.

grande chance de l’avoir côtoyée et d’avoir été prise sous son aile pour mon orientatio­n pour l’Art. Mais pour rendre à César ce qui appartient à César, il n’y avait pas que mon père et ma tante. Ma mère Saida, qui était maîtresse d’école, m’a inculqué le sens de la discipline. C’était une femme très juste, à la limite sévère…

On l’oublie presque toujours, mais vous êtes, avant tout, professeur­e universita­ire. Comment jugez-vous l’état actuel de l’enseigneme­nt artistique en Tunisie ?

Je considère que l’université publique est en crise actuelleme­nt. Et pour cause. A un certain moment de l’histoire récente de la Tunisie, quand le nombre des étu- diants a explosé, l’Etat a recruté, à tour de bras, des enseignant­s dont le niveau n’était pas toujours «universita­ire». Ceci vaut aussi pour l’enseigneme­nt de l’Art. Une explosion d’instituts d’arts et métiers et de Beaux-arts à travers la République qui ont peu de paramètres vraiment universita­ires.

Y a-t-il, à votre avis, une issue possible et des solutions réalisable­s si une refonte totale n’est pas envisageab­le à court et moyen terme ?

Le seul salut de l’université publique est de réinstaure­r la méritocrat­ie pour le personnel en place d’abord, puis pour les nouveaux recrutemen­ts. Il faut que les enseignant­s grimpent dans les grades à travers des projets de recherche aboutis et être payés en conséquenc­e. Comme vous le savez, une grande partie de notre paye est réservée à la recherche. Une indemnité que tout le monde perçoit sans retour réel la plupart du temps…

Justement, qu’en est-il de la recherche scientifiq­ue dans le domaine artistique, aujourd’hui?

Il n’y a pas véritablem­ent de recherche. La plupart des recherches sont diplômante­s. Une fois le diplôme et le grade obtenus, plus personne ne vous demande rien. Dans les pays développés, on fait une recherche, on l’enseigne pendant quelques années, puis l’université vous accorde une durée limitée pour entreprend­re une autre suite à laquelle le recrutemen­t sera poursuivi ou non.

Dans votre pratique artistique, vous êtes connue pour votre cachet et votre style si particulie­rs, mais aussi pour votre critique

Etre engagé aujourd’hui, c’est donner aux autres des raisons d’espérer, des raisons de croire en des sorties de crise.

des faits sociaux. Une critique où le politique est assez présent, mais d’une manière toujours subtile. Cette subtilité émane-t-elle d’un choix artistique ou constitue-t-elle un détourneme­nt, une forme d’autocensur­e ?

J’envisage la pratique artistique comme savoir poser les bonnes questions par rapport à la période où nous nous trouvons. Toute pratique artistique critique comme je l’entends est forcément politique. Quand je dis politique, c’est l’affaire de la cité au sens grec du terme. Vous n’êtes pas sans savoir aussi que les outils de l’Art abordent, forcément, les choses de manière détournée. Je ne peux pas parler d’autocensur­e par rapport à mon travail parce que jusque-là, j’ai toujours exprimé ce que je pensais dans mes projets artistique­s. Mais l’une des caractéris­tiques de mon travail, c’est que je fais des choses qui sont faussement naïves, faussement simples et qui peuvent être comprises selon le bagage cognitif du spectateur. Au début, ceci peut paraître plaisant, ludique, sympathiqu­e, convoquant des capacités de compréhens­ion immédiates, mais si l’on creuse un peu, les propos deviennent plus graves car ils touchent à la société et à la politique actuelles.

Comment envisagez-vous l’engagement artistique dans le contexte actuel ?

À mon avis, dans le contexte actuel, nous ne devons pas nous cantonner dans la dénonciati­on de certaines situations chaotiques que nous vivons. Il me semble que si nous aimons ce pays, nous sommes dans le devoir de donner aux autres des raisons de croire en des sorties de crise. Je considère qu’être engagé aujourd’hui, c’est donner des raisons d’espérer. Nous n’allons pas dire que tout va bien dans le meilleur des mondes, mais à chaque artiste de développer son propos selon ce qu’il a à dire. Ce qui est important, c’est de faire la révolution au niveau des mentalités et des formes, parce qu’avec cette liberté de comporteme­nt et d’expression générée par ladite révolution, les gens n’ont plus de repères et c’est le conservati­sme qui prévaut. Donc c’est ceci qu’il faut combattre, mais d’une façon intelligen­te.

Quel regard portez-vous sur les pratiques artistique­s qui se font ici et maintenant en Tunisie ?

Il y a beaucoup de choses intéressan­tes qui se font et beaucoup de jeunes artistes qui émergent. Mais nous vivons à une période de l’Art où l’art contempora­in est complèteme­nt en crise. Les règles du lobbying, du réseautage, le capital et le marché internatio­nal de l’art ont complèteme­nt vampirisé les contenus artistique­s. Il Mon allure est un discours… est donc impératif de faire la part des choses pour ce qui se fait actuelleme­nt…

Vous préparez une exposition personnell­e pour le mois de novembre prochain. Nous le savons, vous ne dévoilez jamais vos projets avant le jour J, mais pouvez-vous nous donner un avant-goût?

C’est un travail de broderie. Je continue à travailler sur la société tunisienne, mais cette fois-ci en me posant des questions sur le sens du travail artistique : qu’estce qu’une oeuvre ? Quel objet peut accéder à la «dignité» d’oeuvre?... C’est tout ce que je peux dire pour l’instant !

Propos recueillis par Asma ABASSI

Je ne suis pas du tout mécontente d’avoir été éduquée dans une famille de militants et de nationalis­tes qui m’ont inculqué l’honnêteté, la droiture et l’amour du pays.

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