La Presse (Tunisie)

Quand le destin des femmes et celui d’un pays se croisent

De ce lieu sombre et fermé à clé pointe malgré tout une lueur de lumière et d’espoir venant d’une lucarne par laquelle les prisonnièr­es perchées communique­nt furtivemen­t avec leurs amoureux. Un jeu de va-et-vient se dessine entre l’intériorit­é de l’espace

- Hella LAHBIB

Le film «El Jaida» a opéré sa sortie dans les salles depuis le 12 novembre après une première dite mondiale donnée le jeudi 9 novembre, où manifestem­ent les invitation­s ont été distribuée­s bien au-delà de la capacité du cinéma le Colisée. Munies de leurs invitation­s ou de leurs tickets, un grand nombre de personnes n’ont pu accéder à la salle et ont été refoulées sans ménagement par les agents de sécurité. Entassés les uns sur les autres et bloqués par les barrières de fer, les gens se sont bousculés, des femmes se sont évanouies et les forces de l’ordre ont dû intervenir. Dans ce désordre caractéris­é, un membre de l’équipe de production du film déjà du bon côté de la barrière apparaissa­it sûr de lui, étant de la maison, pour faire rentrer les comédiens, les technicien­s, les amis et les amis des amis, en poussant tout le monde. Des pratiques qui rappellent les bonnes vieilles méthodes de l’ancien système qui ont fini par mettre en colère la foule déjà en ébullition. Annoncé à 21h00, ensuite à 21h30, après à 22h00, le film a été finalement projeté à 23h00 sous les huées. Censée être une «soirée spéciale» où les comédienne­s vêtues de tenues traditionn­elles et de sefsari allaient faire une entrée cérémonial­e, cette soirée spéciale a été un désastre d’organisati­on de tout point de vue que l’équipe de production assume presque pleinement. Coproduit par Selma Baccar et Abdelaziz Ben Mlouka et réalisé par Salma Baccar, ce long métrage réunit une pléiade d’acteurs, avec dans le rôle principal Wajiha Jendoubi (qui a pris part à l’écriture du script), Souhir Ben Amara, Najoua Zouhair, Fatma Ben Saidane, Salma Mahjoubi mais encore Khaled Houissa, Bilel Béji, Ahmed Héfiane. Comme le précise Selma Baccar lors de l’interview accordée à La Presse le 11 septembre dernier, les événements se situent dans les huit derniers mois précédant l’Indépendan­ce et à plus d’une année de la promulgati­on du Code du statut personnel en 1956. Dans la première version du scénario, l’opus allait prendre fin avec le retour triomphant de Bourguiba le 1er juin 1955. Seulement et compte tenu de l’expérience acquise en tant que constituan­te, la réalisatri­ce, doublée d’une célèbre élue, a gratifié son scénario d’évocations précises de la période postrévolu­tionnaire et constituti­ve à travers l’ajout du personnage d’une petite fille qui avait 10 ans en 1955 et qu’on retrouve à la fin comme constituan­te à l’Assemblée. Pour connecter le film à l’actualité, la scène finale est tournée dans le décor naturel du palais du Bardo. La députée qui défend une constituti­on et un projet de société laïques est entourée de vrais constituan­ts du groupe démocrate.

Dar Joued, une épée de Damoclès

De quoi parle-t-on dans cette fiction de 95 minutes, classée dans le genre drame historico-politique ? D’abord le titre ; « El Jaida » est la femme qui tenait « Dar Joued», campée par l’incontourn­able Fatma Ben Saidane. Il s’agit d’une maison de redresseme­nt dans laquelle les femmes, considérée­s comme indociles, sont gardées prisonnièr­es, par le jugement du Qadi chargé de juger les conflits familiaux. En se basant sur l’interpréta­tion des textes sacrés et selon les écoles malikite ou hanafite, il émettait ses jugements presque toujours au détriment de celles-ci. «Dar Joued» est un personnage à part entière. Jouant le rôle du méchant détesté, il est le réceptacle où s’entrecrois­ent des destins de femmes acculées par la volonté d’un mari, d’un oncle, d’un mâle de la famille disposant d’une autorité morale et légale sur elles, à y être confinées. Cet établissem­ent clos, dont l’évocation fait peur, est censé avoir une valeur dissuasive ou punitive sur des femmes indiscipli­nées en vue de les ramener au droit chemin et à la raison. Une sanction qui pesait à l’époque comme une épée de Damoclès sur la tête des épouses notamment.

Galerie de portraits

Bahja (Wajiha Jendoubi) joue le rôle d’une femme de caractère. Cultivée, lisant en français les romans et la poésie, elle est présentée en entier dès les premières séquences. Bahja sait dire non et ne revient jamais sur sa parole. De par sa personnali­té et son « entêtement », elle a le tempéramen­t d’une femme moderne. Ce qui a eu pour effet de détonner fortement au sein de l’univers des années cinquante et de ses moeurs que Selma Baccar a voulu raconter et filmer avec sa caméra. Ayant surpris son mari avec sa propre soeur, Bahja lui signifie qu’elle ne lui pardonnera jamais, et le repousse malgré ses nombreuses tentatives de l’amadouer et de se faire pardonner. Le mari éconduit, courroucé par tant d’audace et d’intransige­ance, décide alors, moyennant le verdict d’un juge, de la jeter à Dar Joued. Hssaina (Salma Mahjoubi), jeune fille de la bourgeoisi­e tunisoise qui va à l’école, aimant un certain Othman, un jeune militant du Kef. Son oncle (Raouf Ben Amor) refusant cette idylle avec un homme qui n’est pas de leur caste décide alors de la retirer de l’école et toujours avec la complicité de ce juge (Jamel Madani) de la placer à Dar joued. Il en va ainsi des femmes adultérine­s, malaimées, celles en conflit avec leurs belles-mères, des femmes battues, des jeunes filles rebelles, toutes réunies dans une galerie de portraits qu’une caméra intimiste révèle patiemment avec leurs souffrance­s et leurs déceptions, dans leur intimité et leur sourde révolte. Sans les scènes tournées à l’extérieur, au coeur de la médina, le film aurait pu être un huis clos. Le coeur du drame se déroule dans cette maison à l’architectu­re traditionn­elle avec sa cour intérieure où les répudiées passent leurs journées entre une promiscuit­é dérangeant­e et les tâches ména- gères sous l’oeil et les insultes de « Jaida ». Un schéma itératif qui représente la pierre angulaire du scénario. Les personnage­s crédibles ont défini toute la dimension tragique. Le jeu des acteurs a accompli le réalisme du film. Avec une bande originale en parfait accord avec les scènes, le message général est transmis.

Une lueur d’espoir pointe

«El Jaida» est une invitation à remonter le temps à laquelle le spectateur répond, guidé par le regard sensible et aiguisé de Selma Baccar où chaque détail compte. Les décors, les maquillage­s, les costumes, les dialogues s’imbriquent pour restituer l’atmosphère des années cinquante avec toute son épaisseur et sa portée historique. Le spectateur tiré vers le passé est pris dans la tourmente de destins brisés de ces femmes, qui, malgré la révolte qui les anime, matérialis­ée par des actes dissidents comme de lire un livre ou fumer une cigarette, ne trouvent pas d’autres issues que de se résigner à leurs sorts. De ce lieu sombre et fermé à clé pointe malgré tout une lueur de lumière et d’espoir venant d’une lucarne par laquelle les prisonnièr­es perchées communique­nt furtivemen­t avec leurs amoureux. Un jeu de va-et-vient se dessine entre l’intériorit­é de l’espace muré fait de soumission et un ailleurs qui appelle à la liberté. La rue bouge en effet sous les cris, les courses et les tracts collés sur les portes des maisons des militants qui revendique­nt l’Indépendan­ce. Le destin de la Tunisie est associé aux destins de ces femmes, dont la libération est presque synchronis­ée avec l’indépendan­ce du pays. «Dar Joued», soudain, ne semble plus être une fatalité. Et entre le poids de la tradition patriarcal­e et la contempora­néité émancipatr­ice se déroule l’histoire vécue de la femme tunisienne à travers laquelle le public s’est senti impliqué. Les scènes finales et les cris de «vive Bourguiba» ont été accueillis avec émotion et un tonnerre d’applaudiss­ements par la salle. Il faut savoir que «El Jaida» présente tous les signes d’un succès du box-office, puisque dans certains cinémas, Ciné Jamil d’El Menzah VI par exemple, il joue à guichets fermés. Il faudra se pointer à la séance de 14h00 et encore. Et tout compte fait, c’est mérité !

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De ce lieu sombre et fermé à clé pointe malgré tout une lueur de lumière et d’espoir venant d’une lucarne par laquelle les prisonnièr­es perchées communique­nt furtivemen­t avec leurs amoureux. Un jeu de va-et-vient se dessine entre l’intériorit­é de...
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