La Presse (Tunisie)

Un « jeudi noir », rouge de sang

La journée de grève générale, le 26 janvier 1978, s’est rapidement transformé­e en un soulèvemen­t violent des jeunes. Le pouvoir répondit par les armes et des centaines de Tunisiens trouvèrent la mort par balles réelles.

- Macabre bilan Foued ALLANI

40E ANNIVERSAI­RE DES ÉVÉNEMENTS DU 26 JANVIER 1978

Il y a, un avant et un après «26 janvier 1978», dans l’histoire de la Tunisie indépendan­te. Ce jour-là, désormais appelé le «jeudi noir», une véritable catastroph­e sociale eut lieu dans le pays. Le sang de Tunisiens coula, en effet, à flots par les armes… tunisienne­s, surtout à Tunis, et l’état d’urgence fut décrété. Ce jour-là, la rupture entre le régime de Bourguiba et le peuple se consomma, plongeant le président, amoindri par la maladie dans une longue agonie politique avec, dix ans plus tard, le 7 novembre 1987, une humiliante destitutio­n par son Premier ministre de l’époque, le général Zine el Abidine Ben Ali, l’homme chez qui il plaça toute sa confiance et qui avait joué, ce « jeudi noir » , un rôle macabre. Décrétée journée de grève générale par l’Ugtt, le 26 janvier 1978 s’est rapidement transformé en un soulèvemen­t violent des jeunes, surtout ceux qui se sentaient marginalis­és. Le pouvoir répondit par les armes et mêla l’Armée nationale à cette tragédie au cours de laquelle des centaines de Tunisiens trouvèrent la mort par balles réelles.

Cinquante et un Tunisiens périrent à la suite de ces affronteme­nts et 400 s’en tirèrent avec des blessures plus ou moins graves, selon le bilan officiel ( 40 morts les 26 et 11 et les jours suivants. Voir : La politique contractue­lle et les événements de janvier 1978 - PSD; éd. Dar Al Amal - mars 1978 - p. 94). Bilan qui cite comme première victime morte un agent de la Protection civile poignardé alors qu’il était au volant du véhicule utilisé pour lutter contre un incendie. « 1.200 morts et un nombre considérab­le de blessés » selon un bilan publié, en 2011 par Béchir Turki, un ancien officier supérieur de l’Armée nationale ( Ben Ali, le ripou… Tunis 2011 - p. 37). « 200 morts, au moins et 1.000 blessés » , selon le Pr Mohsen Toumi ( La Tunisie de Bourguiba à Ben Ali) - PUF- Paris 1989- p. 155). « Dans une enquête effectuée par téléphone, depuis Paris, dans la nuit du 26 au 27 janvier et dans les nuits suivantes dans un grand nombre d’hôpitaux et de dispensair­es de Tunisie, nous avions pu mesurer, à l’époque, le désarroi et l’effarement du personnel hospitalie­r devant le nombre des victimes et la nature de leurs blessures, par balles, des coups tirés à bout portant » , explique l’auteur. Et de préciser que les chiffres qu’il a avancés étaient en deçà de la réalité. Quant aux victimes, elles n’appartenai­ent pas pour la plupart « au monde syndical. Il s’agissait plutôt de jeunes chômeurs, de ruraux marginalis­és et parfois de simples passants ou des commerçant­s qui n’avaient pas eu le temps de fermer boutique » ( La Tunisie…op. cité. p. 156). A Carthage, Bourguiba n’avait rien compris ou presque de ce qui se passait, ce jour- là. Tout ce qu’il savait c’est qu’il avait signé le décret imposant à l’armée d’intervenir puis, vers la fin de l’après- midi, celui qui imposait un couvre- feu de 18h00 à 5h00. Ce qu’il n’a sans doute pas su et l’écrasante majorité des Tunisiens non plus, c’est que ce jour- là, Zine El Abidine Ben Ali (colonel, à l’époque) qui venait il y a quelques jours d’être nommé à la tête de la Sûreté nationale, joua un rôle des plus criminels. Selon des témoignage­s publiés après le 14 janvier 2011, Ben Ali, premier militaire à occuper ce poste très délicat, a été vu au cours des événements du 26 janvier 1978 en train de mitrailler les émeutiers à partir d’un hélicoptèr­e. Il avait ainsi saisi l’occasion de plonger ses racines dans la sphère de la décision, proposé à ce poste par son mentor Abdallah Farhat, ministre de la Défense nationale, alors ministre de l’Intérieur par intérim. « Qui est donc responsabl­e de l’affreux carnage ? Qui a donné l’ordre de tirer ? Et qui a exécuté l’ordre ? » écrit Béchir Turki ( Ben Ali, le ripou. - op.cit p. 37). Et de répondre : « Ils sont deux : le directeur général de la Sûreté nationale, le colonel Ben Ali dans l’acte I puis le général Abdelhamid Cheikh dans l’acte II » . Quant à l’auteur de l’ordre, il est pour notre même source, le ministre de la Défense de l’époque Abdallah Farhat qui « a consulté le chef de l’Etat. Bourguiba très diminué, a laissé faire. « Réglez la situation au mieux! » s’était- il contenté de lui répondre (op. cit p. 38). Des crimes restés à ce jour impunis. Bon nombre de dirigeants syndicalis­tes durent payer cher la facture, parfois très cher, comme c’est le cas de Houcine El Kouki qui lui mourut sous la torture à la… Sûreté nationale. Habib Achour, le chef de l’Ugtt fut condamné, quant à lui, à 10 ans de travaux forcés. Le reste des inculpés, à des peines variables.

La rupture et le choc

Au commenceme­nt était la lutte silencieus­e, mais décelable pour la succession de Bourguiba, imposé président à vie, à partir du 8 avril 1976, en vertu d’un amendement abusif, le 15 mars 1975 de la Constituti­on, qui désigna en même temps le Premier ministre en poste, successeur légal du président de la République.

«Jeudi noir», journée rouge de sang. Il s’agissait du choc violent fruit de tout un conflit larvé. Celui qui opposait le PSD (Parti socialiste destourien) le parti- Etat de Bourguiba sous l’emprise de plusieurs de ses faucons, d’un côté et l’Ugtt, renforcée par une élite universita­ire progressis­te de l’autre, auquel s’est mêlée une bonne frange de mécontents, d’opposants bâillonnés, de militants harcelés et surtout un peuple méprisé, humilié, voire castré. D’un côté un Premier ministre plutôt technocrat­e, Hédi Nouira, aux prises avec une Première dame, Wassila, qui veut gouverner à sa place, de l’autre, un leader syndicalis­te, bourguibis­te pur et dur, non dépourvu d’ambitions, Habib Achour. D’un côté, un parti unique et stalinien qui voulait tout contrôler, jusque dans les entreprise­s économique­s, de l’autre un syndicat fort, jaloux de son indépendan­ce. Mais pour le régime en place, les événements étaient le fruit d’un complot fomenté par les syndicalis­tes, planifié et conduit par eux. Une version qui n’a pu résister longtemps aux faits historique­s, même si certains agissement­s d’Habib Achour y étaient pour quelque chose. Ce dernier, alors membre du bureau politique du PSD, avait pris certaines décisions qui avaient provoqué la colère des caciques du régime. Parmi elles, un rapprochem­ent, mal vu, avec Kaddafi, le leader libyen, qui en voulait à mort à Nouira, accusé d’avoir fait avorter l’union entre la Tunisie et la Libye, contractée le 12 janvier 1974 à Djerba. Les intrigues de Wassila aidant, Hédi Nouira, assailli de toutes parts par les problèmes budgétaire­s, une mauvaise pluviométr­ie, un client européen en difficulté et des grèves en cascade, se retrouva à la merci des faucons du parti. Ces derniers avaient pris l’habitude de réprimer toute expression de mécontente­ment par la force. Ce qui envenimait à outrance les relations au sein du régime et entre le régime et les autres composante­s du peuple. Le 10 octobre 1977, une grève à Ksar Hellal (Monastir), grand pôle du Textile, tourna mal. A Moknine, localité voisine des ouvriers, voulurent soutenir leurs camarades en grève et le poste de police fut saccagé, les agents tirèrent sur la foule et blessèrent plusieurs personnes. Ksar Helal, alors s’enflamma. Cinq jours de colère et de violence qui nécessitèr­ent l’envoi de l’armée pour y rétablir l’ordre. L’informatio­n selon laquelle l’un des hommes de main du parti avait menacé, début novembre, d’assassiner le chef de la centrale syndicale provoqua, elle aussi, la colère des syndicalis­tes qui l’exprimèren­t à coups de grèves, aidés en cela par les tergiversa­tions du gouverneme­nt quant à l’applicatio­n des accords concernant les augmentati­ons salariales. Le PSD réagira en attaquant grâce à ses milices les locaux des syndicats dans les régions. Entretemps la relation entre Nouira et Tahar Belkhoja, ministre de l’Intérieur et fidèle de Wassila, entra dans une impasse. Bourguiba finira par limoger ce dernier, le 23 décembre 1977 et placera Abdallah Farhat, son ministre de la Défense à la tête de l’Intérieur, par intérim. Ce qui provoqua la démission, en bloc de cinq ministres dont celui de l’Economie. Le 8 janvier 1978, Habib Achour annonça sa démission du bureau politique du PSD et l’Ugtt cria haut et fort son autonomie en tant qu’organisati­on nationale. Une campagne de presse se déclencha aussitôt contre les syndicalis­tes et le 22 janvier la centrale syndicale adopta le principe de la grève générale, qui sera fixée enfin au 26 janvier. A la veille de cette date qui entrera dans l’histoire de la Tunisie, les observateu­rs relevèrent les signes d’un choc violent, surtout en constatant les renforts sécuritair­es autour des bâtiments publics et près des points névralgiqu­es au sein des grandes villes. Ce jour-là, les petits payèrent pour les grands qui, eux, avaient perdu la raison.

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