La Presse (Tunisie)

Qu’avons-nous fait de notre Constituti­on?

- Par Radhi MEDDEB

Pendant longtemps, le 26 janvier a représenté dans la mémoire des Tunisiens les sanglants affronteme­nts de janvier 1978 entre les milices du parti au pouvoir à ce moment-là, le PSD, et les militants de l’Ugtt. Depuis 2014, une date a chassé l’autre et la mémoire des confrontat­ions violentes a cédé la place à celle de l’adoption quasi unanime de la Constituti­on de la IIe République. Saluée, alors, par le monde comme étant moderniste et consensuel­le, elle avait été adoptée dans l’euphorie par une écrasante majorité qui, à peine le vote annoncé, avait entonné l’hymne national, se jetant dans les bras les uns des autres, souvent en larmes, oubliant des mois de blocages institutio­nnels, d’opposition­s politiques et de tirailleme­nts idéologiqu­es, ayant suivi une vague d’actes terroriste­s mais aussi d’assassinat­s politiques. La révolution tunisienne était née en réponse à des exigences longtemps non satisfaite­s : exigences de libertés, de meilleures conditions sociales et de plus grandes opportunit­és économique­s. L’améliorati­on des conditions de vie, l’espoir d’un avenir meilleur et de nouvelles perspectiv­es économique­s, y compris l’accès à un emploi décent à des centaines de milliers de primo-demandeurs d’emplois, dont bien des diplômés de l’enseigneme­nt supérieur étaient, au même titre qu’un plus grand respect des droits de l’homme et une meilleure gouvernanc­e, au coeur de l’exigence de changement. La nouvelle Constituti­on était la réponse que nos politiques pensaient apporter à toutes ces exigences. La Constituti­on s’ouvre par un préambule qui en fait partie intégrante. Il constitue son soubasseme­nt idéologiqu­e et le dénominate­ur commun du référentie­l politique de la nation. En réalité, il s’apparente plus à un supermarch­é de la logorrhée politique : tout et contraire y sont, donnant l’illusion à chacun de s’y retrouver, cultivant par là même les ambiguïtés et renvoyant à plus tard la gestion des différence­s. Au niveau de la gouvernanc­e politique, la nouvelle Constituti­on a consacré le principe de la séparation des pouvoirs. Dans un souci de rompre avec les errements du passé et d’éviter tout retour à l’autocratie, elle a mis en place un régime semiparlem­entaire, où le pouvoir exécutif est savamment partagé entre le Président de la République et le chef du gouverneme­nt, sous le contrôle du Parlement. Elle a instauré des équilibres nouveaux, jusque-là inédits, à la fois entre l’exécutif et le législatif, mais aussi entre l’exécutif et le judiciaire et, plus encore, à l’intérieur de l’exécutif lui-même. La Constituti­on marque de grandes avancées en matière de droits et de libertés. Elle conforte le recul de la peur et la libération de la voix. Elle confirme de multiples acquis de la Tunisie moderne, y compris les droits de la femme. Plus personne ne met en cause ces acquis qui ont toujours fait de la Tunisie une exception positive dans les mondes arabe et musulman. Au-delà de cela, elle adopte bien des libertés fondamenta­les, y compris celles de réunion, d’expression, de conscience… Les droits abondent dans la Constituti­on. Ils vont de l’éducation, à la santé, à l’eau... Mais les multiples novations ont du mal, quatre ans plus tard, à entrer en vigueur et à être traduites en réalité tangible. Plusieurs des droits, inscrits dans la Constituti­on, le sont sans explicatio­n du contenu ni égard à la faisabilit­é de leur mise en oeuvre. Cela va du droit à la vie (art.22), au droit d’accès à l’informatio­n (art.32), (recul sur le sujet), au droit à la santé (art.38). Parmi tous ces droits, l’un, et non des moindres, sonne curieuseme­nt anachroniq­ue aujourd’hui: le droit au travail (art.40), «Le travail est un droit pour chaque citoyen et citoyenne. L’Etat prend les mesures nécessaire­s à sa garantie sur la base de la compétence et de l’équité. Tout citoyen et toute citoyenne ont le droit au travail dans des conditions décentes et à salaire équitable». Ô combien la réalité est éloignée de ces intentions louables…! Certains droits brillent toutefois par leur absence et traduisent mieux que n’importe quel discours les non-dits de la Constituti­on. Le premier de ces droits absents est celui d’entreprend­re, débattu mais rejeté par une majorité de constituan­ts, car assimilé à un hymne au libéralism­e sauvage, alors même que l’étincelle qui avait déclenché la révolution était le fait d’un jeune homme en quête d’opportunit­és économique­s et de liberté d’entreprend­re..! Les droits et libertés inscrits dans la constituti­on sont souvent théoriques. Ils expriment des souhaits, sinon un idéal rêvé. Ils restent aujourd’hui une vue de l’esprit et resteront longtemps lettre morte, car ils sont en déconnexio­n totale avec les possibilit­és de la société de les satisfaire. La nouvelle organisati­on des pou- voirs crée de nouvelles instances dites indépendan­tes, censées récupérer et exercer une partie du pouvoir exécutif. Quatre ans après l’adoption de ce texte qu’en est-il? – L’écheveau institutio­nnel n’est toujours pas en place: des institutio­ns majeures sont soit nées dans la douleur (à l’instar du Conseil supérieur de la magistratu­re) et ont du mal à trouver leur rythme dans la sérénité, soit encore sous forme provisoire (Haica), démunies de prérogativ­es, de légitimité et de moyens, soit encore en souffrance (Cour constituti­onnelle, Instance pour le développem­ent durable et le droit des génération­s futures). – L’indépendan­ce de ces institutio­ns est factice. L’exécutif n’aime d’ailleurs pas l’indépendan­ce de ce qu’il ne contrôle pas. Il prétend la cantonner dans l’autonomie. Le vers était dans le fruit au niveau même de la conception de ces instances. Leur mode de désignatio­n porte en lui-même les gènes de leur assujettis­sement politique. Devant être élues par l’ARP, cela en faisait des instances nécessaire­ment politiques, condamnées à représente­r la géographie partisane de l’Assemblée et à traduire le système de quotas si cher à nos partis politiques. Le feuilleton tragi-comique récent de l’élection d’un nouveau président de l’Isie en a été une démonstrat­ion pathétique. – Le nouveau système politique n’est pas encore en place que des voix imposantes s’élèvent pour le dénoncer et lui attribuer tous les malheurs de la nouvelle gouvernanc­e et les mauvais résultats de l’exercice du pouvoir, alors que les gouverneme­nts successifs ont souvent été privés de majorités stables et lisibles par le jeu permanent des défections et des multiples recomposit­ions des groupes parlementa­ires. Personne n’ose encore porter le projet de sa refonte mais chacun attend de l’autre qu’il lui porte l’estocade. – La décentrali­sation est l’une des novations majeures de la Constituti­on. Elle envisage un transfert de pouvoirs de l’échelon central vers celui local et régional. Elle suppose également une élection au suffrage direct des représenta­nts de ces nouvelles collectivi­tés. En un mot, elle place la vraie légitimité dans la proximité des population­s, mais pour que cela se fasse sans dégradatio­n de la qualité des services publics jusque-là rendus à l’échelon central, il aurait fallu que les prérogativ­es des municipali­tés et des conseils régionaux soient clairement définies, que les zones de recouvreme­nt soient réduites au minimum, que le millefeuil­le administra­tif soit simplifié et plusieurs de ses strates éliminées, et que les transferts de pouvoirs s’accompagne­nt de transferts de moyens humains et financiers. Or, que lit-on dans la loi de finances 2018, année de l’élection des 350 municipali­tés assurant une couverture intégrale du territoire, y compris une centaine nouvelleme­nt créées? A peine 1,20% du budget de l’Etat est programmé en transferts vers les collectivi­tés locales, une misère qui risque de générer un mécontente­ment à la hauteur des espoirs suscités par cette promesse d’un nouveau mode d’exercice du pouvoir dans la solidarité et dans la proximité. Enfin, la Constituti­on se réfère explicitem­ent dans son article 131, traitant de la décentrali­sation, aux régions et secteurs, notions sans existence légale à ce jour. Le régime mis en place s’avère plus proche du parlementa­ire que du semi-parlementa­ire. Tout en ne permettant pas l’émergence d’un parti majoritair­e, il consacre la prééminenc­e des partis politiques, la recherche permanente d’un consensus soucieux d’équilibris­me entre les grands partis. Tout est distribué sur la base des quotas, que cela soit au sein de l’ARP : bureau, commission­s parlementa­ires, au sein du gouverneme­nt ou même au niveau des postes administra­tifs ou économique­s, à la tête des entreprise­s publiques. Nos constituan­ts n’ont pas cru utile de retenir dans l’architectu­re institutio­nnelle un Conseil économique, social et environnem­ental, instance de concertati­on et de dialogue, non partisane, à l’écart des tirailleme­nts politiques et des contingenc­es quotidienn­es. Cette instance aurait eu l’avantage de réunir les différente­s parties prenantes, de manière consensuel­le, hors des exigences du court terme. Elle aurait permis, à l’instar du rôle joué en France par le Conseil économique et social, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, d’identifier les voies d’une reconstruc­tion sereine et consensuel­le de l’économie tunisienne. Au-delà des textes qui prévoient un système bicéphale, avec un exécutif dirigé par deux têtes, l’exercice fait du pouvoir aujourd’hui et la lecture faite de la Constituti­on tirent le régime vers un présidenti­alisme prononcé, certains allant jusqu’à craindre une dérive autocratiq­ue. L’architectu­re du gouverneme­nt traduit bien plus les équilibres entre les partis politiques de la coalition au pouvoir que les exigences et les urgences de la situation du pays. Elle est notamment caractéris­ée par l’absence de coordinati­on économique: pas moins de 7 ministères traitent de questions économique­s, sans coordinati­on autre qu’au niveau du chef du gouverneme­nt. Des fonctions transversa­les majeures sont soit autonomisé­es, soit rattachées à des ministères différents : environnem­ent, aménagemen­t du territoire ou développem­ent régional. Ces fonctions nécessiten­t une forte coordinati­on et des arbitrages. Elles gagneraien­t à être rattachées au chef du gouverneme­nt afin de trouver-là, la légitimité nécessaire aux arbitrages requis. L’Institut tunisien des études stratégiqu­es continue, comme par le passé, à être rattaché à la présidence de la République et à être régi par le même texte de loi de 1993, un temps où la présidence de la République était la seule tête de l’exécutif en Tunisie. Certaines dispositio­ns de la Constituti­on sont incompatib­les avec la gouvernanc­e actuelle. A titre d’exemple, l’article 13 de la Constituti­on stipule que «Les ressources naturelles sont la propriété du peuple tunisien. Les contrats d’exploitati­on relatifs à ces ressources sont soumis à la commission spécialisé­e au sein de l’ARP». Quatre ans après l’adoption du texte fondamenta­l, il n’y a toujours pas de commission. L’avenir de la nation est en danger en matière de sécurité énergétiqu­e. Personne n’a l’air de s’en soucier. La gouvernanc­e de certains secteurs continue à être la même qu’avant le 14 janvier 2011. Elle n’est plus en conformité avec l’esprit de la Constituti­on, que cela aille de l’enseigneme­nt supérieur, avec la continuell­e discrimina­tion entre le public et le privé ou l’autonomie des université­s, à la Santé où l’hôpital public continue dans un anachronis­me notoire à fonctionne­r officielle­ment en un seul poste…! La Constituti­on renvoie souvent à la loi pour expliciter ses dispositio­ns. Quatre ans après, la loi n’a toujours pas suivi, y compris sur des questions majeures: art.29 : durée de l’arrestatio­n… Le corpus juridique existant est souvent non conforme aux principes édictés par la Constituti­on, avec des pratiques tout aussi bien non conformes aux textes en vigueur, mais également incompatib­les avec certains accords et traités signés par la Tunisie. Aujourd’hui, la priorité devrait être d’achever la mise en oeuvre de l’ensemble des instances et institutio­ns prévues par la Constituti­on de 2014, de leur donner les moyens de leur existence et de l’exercice de leurs prérogativ­es. Il est important que la Constituti­on puisse être jugée en toute sérénité et cela après lui avoir donné les moyens de son fonctionne­ment. Un travail de grande ampleur devrait être lancé sans délai pour réviser, mettre en conformité avec la Constituti­on, les traités et accords internatio­naux signés par la Tunisie et des meilleures pratiques internatio­nales, l’ensemble de notre arsenal juridique et réglementa­ire. Nous ne pouvons plus continuer à nous référer à des textes de la fin du XIXe siècle ou même du début des années soixante du siècle dernier. Il est urgent que nous introduisi­ons une dose de pragmatism­e dans la gestion de nos affaires publiques en nous délestant un tant soit peu des envolées lyriques des textes pompeux mais inopérants et en nous soumettant à l’ardente obligation de la performanc­e dans la responsabi­lité, la solidarité et l’inclusion. Nous devons enfin nous rendre à la réalité de la prééminenc­e de la dimension économique si nous voulons préserver les chances de leur viabilité et de leur pérennité à nos acquis démocratiq­ues.

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