«La configuration actuelle est une distorsion du régime parlementaire»
LOBNA JERIBI, UNIVERSITAIRE, PRéSIDENTE DE SOLIDAR TUNISIE :
Aujourd’hui encore, une rétrospective sérieuse de ce processus long, lent, et pénible devrait être sérieusement engagé. Par les médias, les milieux académiques, les universitaires-chercheurs… Tout est archivé, heureusement, au palais du Bardo. Il reste beaucoup de zones d’ombre qui méritent d’être éclairées. Et tellement de contre-vérités à soulever. Comment pourrait-on nous réconcilier avec nousmêmes pour pouvoir enfin avancer et édifier enfin la nouvelle Tunisie que nous voulons sans doute tous si nous ne levons pas le voile sur certains malentendus historiques ? La nuit du 24 juillet avait vu le sort doublement scellé : celui du dénouement de tous les clivages idéologiques du texte de la nouvelle Constitution et celui de la vie du Martyr Mohamed Brahmi. La coïncidence est si frappante pour laisser longtemps insensibles tous ceux qui donnent un sens et un contenu au devoir de mémoire. Une mémoire qu’il faudra veiller à inculquer aux générations montantes, dans les écoles et tous les établissements éducatifs, auprès des jeunes, les véritables dépositaires de l’avenir. Un devoir de mémoire et de fidélité à la vérité historique que nous leur devons aussi et peut-être essentiellement. Aujourd’hui nous faisons le procès du régime politique que consacre la nouvelle Constitution... Certains politiques considèrent que le régime parlementaire actuel est la source de nos maux et à l’origine de la dispersion des pouvoirs. Or, il ne faut à l’évidence pas être un grand clerc pour voir que la pratique institutionnelle et politique a largement dévié de l’esprit et de la lettre du texte fondamental. La configuration actuelle est une distorsion du régime parlementaire et ce pour de multiples raisons. La première raison est politique: les élections du 23 octobre 2014 nous ont gratifiés de trois présidents de la même couleur politique, les trois pôles du pouvoir sont «théoriquement» dans les mains d’un seul parti, celui du président de la République lequel a , en vertu de la Constitution, la possibilité même de présider tous les conseils ministériels. Ce qui tout naturellement nous éloigne du régime parlementaire au sens usuel. Même en termes de répartition budgétaire, nous sommes restés quasiment dans la même configuration que celle du régime présidentialiste d’avant. A titre d’exemple, le niveau du budget du parlement est quasiment le même que celui qui était alloué au «parlement» avant 2011. Pourtant, le rôle et la mission dévolus à l’ARP et tels que fixés et définis clairement dans le texte constitutionnel sont d’une extrême importance ( missions de contrôle de l’exécutif, initiatives de proposition de nouvelles lois et discussion et adoption de celles proposées par le gouvernement) . Si on veut donner «sa chance» à notre nouveau régime il faudrait renforcer les capacités de notre parlement et consolider son indépendance administrative et financière. Une réforme des institutions et des structures de l’Etat en conformité avec le nouveau régime en place est aujourd’hui plus que nécessaire. Et puis il nous appartient et nous revient de nous interroger sur le degré de pertinence d’une entreprise d’évaluation du régime politique alors que nous n’avons même pas fini un premier mandat? Il serait plus judicieux d’observer plusieurs mandats, avec plusieurs configurations «politiques» pour pouvoir éva- luer sereinement ce régime et éventuellement l’améliorer. Dans cette perspective, il serait utile de considérer que les dispersions politiques, les coalitions nécessaires sont plutôt la conséquence de la loi électorale et non du régime politique. La loi électorale mériterait à ce titre d’être révisée et améliorée au vu des difficultés de la gouvernance politique, de la réalité des partis politiques, mais également des objectifs de cette nouvelle étape. Lors de la première période constituante, l’objectif électoral était d’élargir la représentation parlementaire mêmes aux minorités. L’objectif de la période actuelle est autre, c’est une période qui appelle des réformes structurelles et pour cela nous avons besoin de « partis forts » pour nous engager dans ce processus. Ces nouveaux objectifs peuvent nous orienter vers des changements importants dans la loi électorale. Reste l’essentiel, car le «dysfonctionnement institutionnel et politique actuel, n’explique pas tout, n’explique pas à lui seul cette léthargie et ce penchant confortable à l’inaction dans lequel nous nous trouvons. Il y a aussi une crise de valeurs : une crise d’appartenance à la Nation de nos jeunes, une crise de valorisation de nos acquis, une crise de continuité de l’Etat. Je trouve navrant de jeter tous les torts à notre Constitution alors qu’il aurait fallu, qu’il faudrait et qu’il est même de notre devoir de valoriser ce grand acquis national pour que les jeunes Tunisiens y trouvent et y voient un réel et puissant motif de fierté à l’image de ce que font les pays avancés. Leurs constitutions, les institutions constitutionnelles, les droits et libertés sont enseignés dans les écoles, les lycées, approfondies dans les universités, la mémoire de la Constituante est souvent «sacralisée», dans les musées, les centres de recherche. Les pays qui avancent sont ceux qui sont réconciliés avec leur Histoire. C’est ainsi que l’on pourra envisager l’avenir avec sérénité, que l’on pourra enfin avancer, en donnant à nos jeunes envie de faire la Tunisie de demain.