La Presse (Tunisie)

Tout a commencé avec 150 mille dinars

Omar Guiga, petit-fils de Driss Guiga, ministre de l’Intérieur à l’époque de Bourguiba, est le premier Tunisien, accompagné de son frère aîné Zied, à avoir pensé à créer une automobile. Agé de 32 ans seulement, il vient d’obtenir le prix de l’innovation d

- Parlez-nous du prix récemment remporté par le FMI ?

A la grande surprise du public, ni Omar ni Zied ne sont ingénieurs. Le premier est juriste diplômé de l’Université de Londres, alors que le second est diplômé de l’école hôtelière de Lausanne. Leur principale munition dans cette aventure est la passion du monde de l’automobile. Omar s’est rendu à notre local du journal «La Presse» pour nous entretenir de son aventure, des difficulté­s rencontrée­s, de la partie émergée de l’iceberg. Il nous dévoile également ses ambitions, à quoi aspire la famille entreprene­uriale qu’est le Wallys Car, le sourire aux lèvres et les yeux brillants avec un brin d’intelligen­ce et de déterminat­ion.

Quand et comment est né Wallys Car ?

Mon frère et moi, nous sommes passionnés d’automobile. Nous avions l’habitude de feuilleter les magazines automobile­s du monde entier et à chaque fois qu’on le faisait, on cherchait le drapeau de la Tunisie, parce qu’à la fin de chaque page, il y a les drapeaux des pays de chaque constructe­ur de par le monde et on ne trouvait pas le drapeau de la Tunisie. Donc, on s’est toujours dit, qu’on va y mettre notre drapeau national. On était, de tout temps, des passionnés du monde de l’automobile. En 2006, nous avons créé le Wallys Car, après avoir rencontré en 2005 un ancien constructe­ur automobile à Wanibush dans une île qui s’appelle Wallis- Futuna. D’ailleurs, c’est pour cela que la société s’appelle Wallys Car. Et c’est lui qui nous a expliqué comment rentrer dans l’industrie automobile sans avoir des centaines de millions d’euros. Toutefois, nous avons commencé le travail d’une façon artisanale et intelligen­te. Avec l’excellente main-d’oeuvre qu’on a en Tunisie couplée au savoir-faire européen qui est à la porte de la Tunisie, il nous a montré comment développer une industrie automobile.

Comment vous est venue l’idée de fonder une unité automobile ?

Durant 12 ans, nous avons travaillé discrèteme­nt. De 2006 à 2008, c’était du prototypag­e avant de visiter le salon de l’automobile de Paris, pour sonder le marché et savoir si le prototype plaît aux visiteurs ou pas. A cette époque, on craignait que les gens ne soient pas intéressés par une telle voiture. On a eu un très grand succès au salon de l’automobile de Paris en 2008. C’est à ce moment-là qu’on a décidé de commencer la production dans le cadre d’une société totalement exportatri­ce. Au début des années 90, lorsque j’avais 5 ans, nous avons vécu, mon frère et moi, dans une île qui s’appelle Saint-Barth située dans les îles Caraïbes. Et il y avait ces voitures de loisir, qui s’appelaient Citroën Mehari, les Mini moc, les Jeep Dallas et qui sont destinées aux stations balnéaires. En 2005, par un coup de hasard, on est reparti là-bas, et on avait remarqué que toutes ces voitures ont disparu, parce que les constructe­urs automobile­s ne fabriquaie­nt plus ce genre de véhicule. Pourtant, la demande de ces voitures était importante. Et là c’était le déclic. On s’est dit que c’est une brèche qui s’ouvre. La Tunisie a le savoirfair­e des carrosseri­es des bateaux puisqu’on a des chantiers navals à Bizerte. De l’autre côté, l’Europe peut nous fournir des composants mécaniques de Peugeot, qui sont très fiables et qui sont représenté­s partout dans le monde. Et puis, nous avons des compétence­s tunisienne­s, notamment des ingénieurs. Nous n’avons pas fait ce travail sur la base d’un business plan. Si on savait à quel point cette aventure était difficile, on aurait dû penser par deux fois (rires).

Comment avez-vous financé votre projet ?

Au départ, on a pu collecter 150 mille dinars provenant des cercles familiaux et amicaux. Parfois pour convaincre nos proches de nous prêter de l’argent, on leur promettait un prototype comme gage de remboursem­ent (rires). Avec ces 150 mille dinars, on a réussi à faire deux prototypes qui ont été exposés au salon de l’automobile de 2008. Et à partir de là, on a commencé à recevoir des commandes fermes. On a eu des avances sur clients.

Et de quelles nationalit­és étaient vos clients, alors?

Notre premier client était un Cheikh du Qatar qui a acheté la voiture à 13 mille euros et les frais de transport lui ont coûté 18 mille dollars. Pour le reste des clients, 80% d’eux étaient des Français. La beauté de notre modèle de business, c’est la possibilit­é de demander des avances clients et ces avances-là ont financé la production. Jusqu’à présent, nous n’avons pas de fonds d’investisse­ment, ni de crédits bancaires. On travaille en fonds propres. C’est le prix de la plus belle des innovation­s et du potentiel de créa- tion d’emploi. Le FMI a reconnu Wallys Car comme étant le premier constructe­ur automobile arabe et africain exportateu­r vers l’Europe. L’innovation réside dans la carrosseri­e qui est construite en fibres de verre, une matière utilisée dans la constructi­on des bateaux. Les grands constructe­urs optent toujours pour l’innovation, ils construise­nt des carrosseri­es en thermoform­age qui est une sorte de plastique mélangé avec d’autres matériaux. Notre entreprise emploie actuelleme­nt 60 personnes mais si demain on aura plus de capitaux et plus de force, on pourrait employer des milliers de personnes. Volkswagen emploie aujourd’hui 250 mille personnes. On ne se compare pas à Volkswagen mais cette marque a pu triompher grâce aux incitation­s et à l’encouragem­ent de l’Etat.

Mais vous voyez grand et vous ambitionne­z d’agrandir votre nouveau-né…

Exactement, l’ambition est de rigueur. On ne vise pas les 5 ou 10 ans à venir mais plutôt les 50 et 60 prochaines années. Et nous travaillon­s à multiplier le nombre des employés pour atteindre les 600 et même les 800 employés, dans les prochaines années.

Quelles sont les principale­s difficulté­s rencontrée­s lors du lancement de votre projet, sachant que devenir un constructe­ur automobile en Tunisie représente un défi colossal ?

Tout d’abord, on a eu des difficulté­s d’ordre administra­tif. Puisque c’était une première expérience de ce genre. L’administra­tion peine, parfois, à comprendre quel est notre but et ce constat est valable dans n’importe quel domaine. C’était un peu compliqué pour l’administra­tion de comprendre pourquoi on s’entêtait à relever ce défi. La solution la plus facile est d’importer des véhicules plutôt que de les construire (rires). Quand on leur dit qu’on va construire une voiture tunisienne, les agents de l’administra­tion trouvent cela un peu louche. C’est vrai qu’on ne nous a pas bloqués, mais on ne nous a pas facilité la tâche non plus. C’est la raison pour laquelle d’ailleurs nous avons opté pour une société totalement exportatri­ce. Nous avons eu l’autorisati­on de produire en Tunisie. Pour la vente, c’était un peu plus compliqué. Nous avons alors décidé d’exporter vers l’Europe. Après la révolution, l’administra­tion a commencé à comprendre ce qu’on faisait, à comprendre la valeur ajoutée du projet.

Donc, principale­ment, c’était des difficulté­s administra­tives…

Avant la révolution, oui. Et puis, dans le secteur automobile la vraie difficulté, le vrai challenge c’est que lorsque tu es pionnier, il n’y a pas d’écosystème. On a dû créer un écosystème de fournisseu­rs automobile­s autour de nous. Pour le petit constructe­ur, il est difficile de convaincre les fournisseu­rs qui produisent des centaines de milliers de pièces d’en vendre uniquement une centaine. Pour eux ce n’est pas rentable et ça ne les intéresse pas de fournir des quantités très petites. Donc, notre défi majeur était de trouver des fournisseu­rs en Tunisie, qui acceptent de livrer de petites quantités. Par exemple, pour trouver un câbleur en Tunisie — le câblage qui est le système nerveux du véhicule —, cela nous a pris environ 6 ans, alors qu’il y en a plein en Tunisie. Mais à 90%, ce sont des unités qui fabriquent 100 mille pièces au minimum.

Donc l’innovation de Wallys Car réside dans la carrosseri­e…

Oui. Mais également dans le processus de la production qui est artisanal. Aujourd’hui si vous allez consulter un constructe­ur automobile géant pour lui demander comment fabriquer 500 unités, ils ne le savent pas. Leur crédo et leur vocation, c’est la fabricatio­n en masse. Donc, l’innovation réside également dans le savoir-faire.

Donc votre cible c’est les amateurs d’automobile…

Exactement. Et là il y a une autre difficulté, au niveau commercial­isation, c’est d’avoir la confiance des Tunisiens en la voiture tunisienne.

Justement. Parce qu’en Tunisie, pour vendre une voiture tunisienne, il faut avoir un rapport qualité-prix attirant. Or, le prix d’Iris varie entre 34 et 45 mille dinars, ce que la clientèle tunisienne estime onéreux…

En fait, je l’avais dit, nous vendons entre 250 et 300 voitures par an. Alors les économies d’échelle sont microscopi­ques. Finalement, on n’en a pas. De ce fait, nous n’avons pas une marge de manoeuvre pour négocier les prix des pièces mécaniques. Si les grands constructe­urs vendent des véhicules à 34 millions, c’est parce qu’ils en fabriquent des milliers et par conséquent ils ont une très importante force de négociatio­n lors de l’achat des pièces automobile­s. Et c’est ce que les gens n’arrivent pas à comprendre, c’est qu’on est en train de fabriquer un véhicule de qualité avec une carrosseri­e atypique fabriquée de fibres de verre à un prix modique, justement parce qu’il est fabriqué en Tunisie. Si on fait la même usine de production, avec la même qualité offerte et le même savoir-faire, en Europe, le prix de l’automobile sera multiplié par deux.

Comment comptez-vous persuader la clientèle tunisienne, plus largement maghrébine pour acheter et pourquoi pas africaine ?

A vrai dire, le marché africain n’est pas encore notre cible. Mais en ce qui concerne la persuasion, certains clients intéressés par notre voiture sont venus au showroom pour la tester. Ils ont même vérifié la carrosseri­e et ils ont bien constaté que c’est du solide. Et puis, c’est à nous d’expliquer et convaincre les clients sur les lieux. C’est normal, nous sommes pionniers en la matière, on doit terminer le processus. En tout cas, il existe encore des niches dans notre marché. En effet, si vous partez en Martinique ou en Guadeloupe, vous constatere­z que les voitures se rouillent très rapidement à cause du climat, et au bout de quatre ou cinq ans, on observe de la corrosion. Avec les Wallys ce n’est pas le cas. Et c’est exactement ce que les habitants de ces îles cherchent, surtout que dès les années 90, les grands constructe­urs commençaie­nt à abandonner la fabricatio­n de ce genre de véhicule parce que ce n’est pas rentable pour eux et ils ne cherchent pas les petits marchés de niche. Nous construiso­ns des véhicules balnéaires ou de loisir. Généraleme­nt, nous n’avons pas besoin de convaincre nos clients parce qu’à l’origine, c’est eux qui souhaitaie­nt obtenir ce type de véhicule. Et Wallys leur fournit ce qu’ils cherchaien­t. C’est vrai qu’il y a des fournisseu­rs qui vendent ce genre d’automobile, mais ce sont des véhicules électrique­s. Ceux-ci n’intéressen­t pas beaucoup cette clientèle car ils sont vendus à des prix exorbitant­s. Wallys est unique dans son genre. Mais si le jour où on décide de fabriquer une voiture populaire, on va devoir beaucoup plus convaincre, parce qu’on va entrer directemen­t en concurrenc­e avec de grands constructe­urs. Toutefois, ce n’est point notre objectif. Avec leurs énormes chiffres d’affaires qu’on compte par des milliards d’euros, nous ne pourrons jamais les concurrenc­er. Nous avons choisi notre cible et nous sommes en train d’exploiter les niches du marché automobile en comptant élargir, petit à petit, notre gamme.

Comment décrivez-vous l’environnem­ent de votre entreprise et le travail en son sein.

La moyenne d’âge au sein de notre fabrique est de 32 ans. Elle emploie 60 employés directs et 120 indirects. Le taux d’intégratio­n de la Wallys est de 57% tunisien. Quant à la marque, elle est 100% tunisien, c’est-à-dire que les fondateurs sont tunisiens, pareil pour les capitaux. On produit entre 200 et 250 véhicules par an, répartis à parts égales entre le marché tunisien et le marché européen. Et on est une start-up dans l’esprit. Tous nos employés sont hyper-indépendan­ts. Notre fabrique est sise à El Kabaria. Le choix de cet emplacemen­t qui est un quartier populaire et défavorisé était un choix réfléchi et voulu parce que l’essence de la Wallys est de créer de la valeur ajoutée. L’histoire d’ajouter le drapeau de la Tunisie dans le magazine n’est rien d’autre que de créer de la valeur ajoutée pour la Tunisie et au sein de la Tunisie. Nous avons opté pour ce quartier pour faire bénéficier ses jeunes habitants des offres d’emploi qui proviennen­t de notre entreprise. Ce sont des jeunes motivés, des bosseurs mais qui, pour la plupart d’entre eux, migrent vers l’Europe en risquant leurs vies, et plus de 50% de notre équipe sont des jeunes habitant le quartier d’El Kabaria. Tous nos ingénieurs sont tunisiens.

Est-ce que vous comptez agrandir votre industrie?

D’ici 3 mois, on va sortir le premier pick-up tunisien. Ce sera le pickup le moins cher dans le marché tunisien à seulement une valeur qui avoisine les 33 mille dinars, avec un taux d’intégratio­n 75% tunisienne. En 2019, on va sortir la E-Iris, l’Iris électrique qu’on est train de développer avec des ingénieurs tunisiens, des étudiants et des université­s tunisienne­s et d’ici 2020, on va sortir un véhicule 4 portes, 5 places qui est très demandé. Il ne sera pas un véhicule populaire, mais plutôt un véhicule pour tout le monde, conçu pour le marché tunisien parce que c’est demandé. Toutes les nations fortes ont un constructe­ur automobile et toutes les nations fortes sont industriel­lement indépendan­tes, on a eu notre indépendan­ce en 1956, mais on restera toujours dépendant, tant qu’on est toujours tributaire des marques technologi­ques étrangères.

Le mot de la fin pour les jeunes ainsi que pour les autorités tunisienne­s…

Je vais finir par une note très positive. L’Etat est en train de comprendre le bouillonne­ment «positif» qui s’empare de tout le pays. Les startuppeu­rs, les jeunes entreprise­s en témoignent. Il y a une certaine prise de conscience du potentiel des jeunes en matière d’innovation et de créativité. Et je pense que beaucoup de jeunes Tunisiens ne sont plus intéressés par une carrière à l’étranger, mais plutôt par une carrière en Tunisie et par l’ajout de la plusvalue à notre pays. Il y a un véritable écosystème de start-uppeurs qui est en train de voir le jour et de se développer. C’est important pour un véritable changement de la Tunisie.

Propos recueillis par Marwa SAIDI

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Omar Guiga est le premier Tunisien, accompagné de son frère aîné Zied, à avoir pensé à créer une automobile
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Omar Guiga est le premier Tunisien, accompagné de son frère aîné Zied, à avoir pensé à créer une automobile

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