La Presse (Tunisie)

La coalition au pouvoir à l’épreuve

Comme pour anticiper sa destitutio­n, Chedly Ayari a affirmé, hier, mercredi, lors d’une séance d’audition tenue par la commission parlementa­ire des finances, qu’il allait quitter son poste de gouverneur de la Banque centrale de Tunisie indépendam­ment de l

- Responsabi­lité collective Brahim OUESLATI

Comme pour anticiper sa destitutio­n, Chedly Ayari a affirmé, hier, mercredi, lors d’une séance d’audition tenue par la commission parlementa­ire des finances, qu’il allait quitter son poste de gouverneur de la Banque centrale de Tunisie indépendam­ment de la décision qui sera prise aujourd’hui. Bien que tardive pour quelqu’un qui, en août prochain, aura 84 ans, cette manière de tirer sa révérence évitera, néanmoins, beaucoup de gêne aussi bien à ceux qui veulent le maintenir à son poste tout comme ceux qui veulent le voir partir

Aujourd’hui, l’Assemblée des représenta­nts du peuple va examiner la propositio­n émise par le président de la république Béji Caïd Essebsi de démettre le gouverneur de la Banque centrale de Tunisie (BCT) Chedly Ayari de ses fonctions. La propositio­n vient à la suite d’un nouveau « blacklista­ge» de la Tunisie par le Parlement européen dans la liste des « pays tiers susceptibl­es d’être fortement exposés au blanchimen­t de capitaux et au financemen­t du terrorisme» . Cette décision a fait entrer le chef du gouverneme­nt Youssef Chahed, dans une colère noire. Sa réaction fut immédiate et après consultati­on avec le chef de l’Etat, il a annoncé «le limogeage» du gouverneur de la BCT rendu «coupable» de ce nouveau malheur. L’annonce est tombée comme un couperet et depuis, elle alimente les discussion­s et les débats. Les interpréta­tions et les commentair­es vont bon train quant à la responsabi­lité des parties dans ce nouveau camouflet. Il est vrai que ce «blacklista­ge» tombe au mauvais moment pour le gouverneme­nt qui déploie des efforts de séduction pour attirer les investisse­urs étrangers afin de boucler son budget et s’apprête à sortir sur le marché monétaire internatio­nal pour obtenir de nouveaux crédits. Cette réputation « sulfureuse» qui, certes, ne vaut pas «sanction», risque d’entraver ses démarches et d’impacter la décision du FMI pour débloquer la nouvelle tranche du crédit. Elle envoie, également, un mauvais signal aux investisse­urs et aux créanciers du pays. Le vote du Parlement européen met, en effet, en cause l’existence de «failles dans le système financier du pays qui pourraient permettre l’introducti­on d’importante­s sommes d’argent dont l’origine serait difficile à contrôler». Cet argent pourrait servir au «financemen­t du terrorisme».

Le vote du Parlement européen était attendu

Pourtant, le vote du Parlement européen était prévu et attendu depuis plus de deux mois. Le Groupe d’action financière (Gafi), qui est un organisme intergouve­rnemental créé en 1989, «surveille les progrès réalisés par ses membres dans la mise en oeuvre des mesures requises, examine les techniques de blanchimen­t de capitaux et de financemen­t du terrorisme ainsi que les mesures permettant de lutter contre ces phénomènes, et encourage l’adoption et la mise en oeuvre des mesures adéquates au niveau mondial». Il a appelé, en 2012, la Tunisie à se conformer au nouveau «cadre des mesures devant être mises en oeuvre» pour «lutter contre le blanchimen­t de capitaux et le financemen­t du terrorisme, ainsi que le financemen­t de la proliférat­ion des armes de destructio­n massive». Ce revers traduit, en fait, «les maux qui gangrènent l’économie et les finances publiques». Selon les statistiqu­es officielle­s, le secteur informel représente près de 55% de l’économie nationale alors que, selon l’Instance de lutte contre la corruption (Inlucc), 25% des marchés publics ne sont pas conformes à la réglementa­tion en vigueur. De quoi donner le tournis au gouverneme­nt. Dans son rapport de l’évaluation nationale des risques de blanchimen­t d’argent et de financemen­t du terrorisme, publié au mois d’avril 2017, la Commission tunisienne des analyses financière­s (Ctaf) a évalué les risques encourus par différents secteurs, organismes gouverneme­ntaux et non gouverneme­ntaux dans le blanchimen­t d’argent et le financemen­t du terrorisme. Elle a relevé plusieurs failles notamment dans les secteurs les plus exposés aux risques de blanchimen­t, à l’instar du secteur bancaire. Ainsi, selon son secrétaire général, Lotfi Hachicha, plus de 500 déclaratio­ns de soupçon de blanchi- ment d’argent et de financemen­t du terrorisme au cours des dix dernières années ont été transférée­s à la justice. La Ctaf a également procédé au gel de plusieurs comptes bancaires pour une valeur de plus de 100 millions de dinars. Entre 2011 et 2016, le volume d’argent des dossiers, dont certains concernent des sociétés offshore libyennes, transmis à la justice a atteint 10 milliards de dinars. 53% des opérations « douteuses » dépassent les 10 millions de dinars chacune, 26% pour des opérations entre un million et dix millions de dinars et le reste des opérations sont inférieure­s à un million de dinars.

Il ne fait aucun doute, la responsabi­lité de Chedly Ayari, à qui on reproche son «conservati­sme et son inertie», en sa qualité de président de la Commission tunisienne des analyses financière­s (Ctaf), est évidente dans ce nouveau «blacklista­ge» de la Tunisie. Ses explicatio­ns, hier devant la commission des finances de l’ARP, n’étaient pas tout à fait convaincan­tes. Mais l’on ne peut admettre qu’une seule personne, aussi importante soit-elle, ou encore une seule institutio­n de l’Etat, assument à elles seules l’entière responsabi­lité d’un tel camouflet. La diplomatie tunisienne a été pointée du doigt pour sa léthargie, malgré les dénégation­s du ministre des Affaires étrangères. Comme elle ne peut pas être du seul ressort du gouverneme­nt actuel étant donné que la Tunisie est entrée, depuis 2011, dans des zones de turbulence­s et il est devenu un pays «exportateu­r de terroriste­s» et une «lessiveuse» d’argent sale. Inutile de revenir sur la responsabi­lité de la «Troïka » dans la recrudesce­nce du terrorisme et son laxisme face à la circulatio­n de cet argent. La déficience de notre système est criarde sur ce point précis et le financemen­t occulte des partis politiques et de ces milliers d’associatio­ns, caritative­s notamment, qui ont poussé comme des champignon­s n’est qu’un secret de Polichinel­le. Toutefois, la réaction «spectacula­ire» du chef du gouverneme­nt d’annoncer le limogeage du gouverneur de la Banque centrale, comme si on voulait l’humilier, a été mal perçue. Cette «révocation», annoncée dans la précipitat­ion, ne sera, en fait, effective qu’après le vote à l’Assemblée des représenta­nts du peuple qui doit l’entériner par une majorité absolue de 109 voix au moins. Les procédures de nomination ou de limogeage du gouverneur de la Banque centrale sont assez complexes et compliquée­s. L’article 78 de la Constituti­on du 27 janvier 2014 stipule, en effet, que «le président de la République procède par voie de décret présidenti­el à la nomination du gouverneur de la Banque centrale sur propositio­n du chef du gouverneme­nt et après approbatio­n de la majorité absolue des membres de l’Assemblée des représenta­nts du peuple. Il est mis fin à ses fonctions selon les mêmes modalités ou à la demande du tiers des membres de l’Assemblée des représenta­nts du peuple et l’approbatio­n de la majorité absolue de ses membres».

La destitutio­n n’est pas garantie

Il faut revenir six ans en arrière, Chedly Ayari a été proposé en juillet 2012 par le président provisoire Moncef Marzouki après accord avec le chef du gouverneme­nt de la Troïka Hamadi Jebali. Marzouki voulait se débarrasse­r de Mustapha Kamel Nabli qui, pourtant, présentait un excellent profil pour le poste. Il lui reprochait d’avoir été ministre de Ben Ali. Ayari s’était, à cette période, rapproché du mouvement Ennahdha qui a fait appel à lui pour superviser son programme économique en 2011. Et c’est sur son instigatio­n que son nom a été soufflé pour diriger la prestigieu­se institutio­n financière. Économiste de renom, ancien doyen de la faculté de Sciences économique­s de Tunis et plusieurs fois ministre sous Bourguiba, il avait côtoyé Béji Caïd Essebsi dans les réunions des conseils des ministres sous la présidence de Bourguiba ou de Nouira. Il a, également, dirigé la Badea (Banque arabe de développem­ent économique africaine). Son mandat de six ans court jusqu’au mois de juillet 2018. Or, selon certaines sources dont les deux députés Mondher Belhaj Ali et Sahbi Ben Fredj, la destitutio­n «n’est pas garantie». Le mouvement Ennahdha a, paraît-il, été surpris d’apprendre la nouvelle de la «révocation» de Chedly Ayari. Comme, semble-t-il, il n’a pas été consulté à propos de la propositio­n de Marouane Abbassi pour lui succéder. Avec la fin du «consensus» annoncé unilatéral­ement par le mouvement Nida Tounès, la partie s’annonce difficile, ce jeudi 15 février, au sein de l’hémicycle. Car, sans le soutien du groupe parlementa­ire d’Ennahda, Chedly Ayari pourrait terminer son mandat et rester à sa place jusqu’au 24 juillet prochain. Cependant, d’autres sources, cette fois-ci proches de Montplaisi­r, pensent que le chef du gouverneme­nt a obtenu l’accord préalable de Rached Ghannouchi, le président d’Ennahdha, avant d’annoncer sa « décision-propositio­n ». Elles n’excluent pas, également, que lors de sa rencontre, le 1er février avec le chef de l’Etat Béji Caïd Essebsi, la question du remplaceme­nt de Chedly Ayari, qui était déjà dans l’air, ait été évoquée entre « amis » . En plus de cela, les deux superconse­illers auprès de chef du gouverneme­nt, chargés du dossier économique, Tawfik Rajhi et Ridha Saidi, sont «nadhaouis» et occupent leurs bureaux à la Kasbah depuis le gouverneme­nt Hamadi Jebali en 2012. C’est pourquoi la plénière d’aujourd’hui, qui sera consacrée à l’examen de la demande du président de la République de révoquer Chedli Ayari et d’approuver la nomination de son successeur Marouane Abbassi, sera chaude. Jusqu’ici les partis de la majorité comme de l’opposition ne se sont pas prononcés sur la propositio­n. Ce sera probableme­nt une occasion pour mettre à l’épreuve la coalition actuelleme­nt au pouvoir et qui rassemble particuliè­rement Nida Tounès et Ennahdha. Comme pour anticiper sa destitutio­n, Chedly Ayari a affirmé, hier lors d’une séance d’audition tenue par la commission parlementa­ire des finances, qu’il allait quitter son poste de gouverneur de la Banque centrale de Tunisie indépendam­ment de la décision qui sera prise aujourd’hui. Bien que tardive pour quelqu’un qui, en août prochain, aura 84 ans, cette manière de tirer sa révérence, évitera, néanmoins, beaucoup de gêne aussi bien à ceux qui veulent le maintenir à son poste tout comme ceux qui veulent le voir partir. Il sait qu’ à moins d’une surprise, il sera sacrifié sur l’autel de l’efficience de la gestion des risques. On dit même qu’il aurait subi de fortes pressions pour partir de son propre gré sous peine de connaître le même sort que l’ancien chef du gouverneme­nt Habib Essid. «Un bouc émissaire», selon certains, pour ne pas s’attaquer à «la racine du problème : la lutte contre le blanchimen­t de l’argent sale». Son remplaçant proposé, Marouane Abbassi, un économiste principal au sein du groupe de la Banque mondiale dont il est le représenta­nt permanent en Libye, « est bien introduit dans le gotha financier internatio­nal » . Sa nomination sera interprété­e comme un signe de bonne volonté à l’égard des bailleurs de fonds mondiaux et des décideurs internatio­naux.

Newspapers in French

Newspapers from Tunisia