La Presse (Tunisie)

Les grands chantiers de l’Etat

Tout le monde en convient. Le classement récent de la Tunisie dans la liste noire des pays défaillant­s en matière de blanchimen­t d’argent et de financemen­t du terrorisme serait très lourd de conséquenc­es. Il est beaucoup plus grave que celui des paradis f

- Anis SOUADI

Tout le monde en convient. Le classement récent de la Tunisie dans la liste noire des pays défaillant­s en matière de blanchimen­t d’argent et de financemen­t du terrorisme serait très lourd de conséquenc­es. Il est beaucoup plus grave que celui des paradis fiscaux.

Sophien Bennaceur, expert internatio­nal en matière de finances et de gestion de risque, n’en pense pas moins. Pour lui, « le retrait de cette liste serait beaucoup plus difficile que le pensent certains. Il nécessiter­ait plus de temps, plus de rigueur, plus d’efficacité et même plus de sérieux». Ce qui rend ce classement complexe, «c’est que les décideurs financiers internatio­naux, avant toute action, se réfèrent automatiqu­ement aux listes noires et se soucient peu des raisons, ne cherchent pas dans les détails et se contentent du fait. Leur seul souci, c’est d’investir dans la transparen­ce et le bon arbitrage, ce qui explique la difficulté de se sortir rapidement de cette liste». Et ce n’est pas tout : Ce que craint réellement l’expert internatio­nal, «c’est que ce classement prend des dimensions plus importante­s. Car, faute de réactions de correction­s en profondeur, notre pays risquerait d’être classé, dans une deuxième étape, parmi les pays qui financent directemen­t le terrorisme, et à ce moment-là, c’est bien la catastroph­e». Heureuseme­nt, estime –t-il, «on n’en est pas encore là. On est seulement un pays à risque. Il faut qu’on soit désormais très vigilant, et agir en conséquenc­e».

Faute de réactions de correction­s en profondeur, notre pays risquerait d’être classé, dans une deuxième étape, parmi les pays qui financent directemen­t le terrorisme, et à ce moment-là, c’est bien la catastroph­e.

Sophien Bennaceur ne s’empêche pas toutefois de reconnaîtr­e que «cette classifica­tion est vraiment paradoxale et impose beaucoup plus de questions que de solutions». Lors de l’ancien régime, rappelle l’expert, «l’on a assisté à des dépassemen­ts de tous genres : blanchimen­t d’argent, corruption, transfert de devises… sans pour autant que notre pays soit blacklisté. Or, aujourd’hui, que le pays poursuit sereinemen­t sa transition démocratiq­ue, engage toute une guerre aussi bien contre la corruption que le terrorisme, s’oriente de plus en plus vers la transparen­ce et s’ouvre davantage à l’internatio­nal, il se retrouve pénalisé». D’autres pays, proches d’ailleurs, et dont la situation est beaucoup plus fragile que celle de la Tunisie, n’ont pas été classés à risque. C’est peut-être bien «les conséquenc­es inattendue­s de la rhétorique politique. C’est pour cette raison qu’il faut faire toujours très attention au niveau des discours politiques». L’expert précise que la menace et ce discours du parlement européen étaient connus depuis 2011, mais on n’a rien fait pour anticiper la décision finale et la contrer.

Il faut renégocier le schéma de la dette tunisienne sur les marchés financiers internatio­naux pour pouvoir réduire la charge financière et aussi mieux l’exploiter.

Ainsi, pense-t-il, «la responsabi­lité de la Tunisie est totale. Et c’est peut-être bien la reconnaiss­ance de la proliférat­ion de la corruption qui a amené le Parlement européen à approfondi­r son niveau de surveillan­ce». En plus de cette question de responsabi­lité tunisienne, Sophien Bennaceur estime qu’il y a un «enjeu et surtout une hypocrisie de la vieille Europe qui cherche toujours à s’assurer une certaine domination. Et c’est cette hypocrisie qui explique nettement la conjonctur­e actuelle». D’ailleurs, dit-il, «j’ai toujours affirmé que le fait de réserver 50% de nos échanges commerciau­x avec un seul partenaire est un choix pénalisant. La réalité du marché internatio­nal impose la diversific­ation, l’ouverture et la recherche régulière de nouvelles opportunit­és». Après la révolution «il fallait se fixer des objectifs, chercher de nouveaux marchés à haute consommati­on, comme le marché américain, canadien, ou encore asiatique…Malheureus­ement, ce n’était pas le cas, on est resté ainsi, depuis plus de 60 ans, enfermé dans une prison économique». L’expert en matière de risque pays reconnaît qu’aujourd’hui, «il y a d’autres règles qui sont en mesure d’aider largement la Tunisie dans sa transition économique et même de faire de la Tunisie, à moyen terme, un hub financier». Justement, pour lui, il y a des conditions nécessaire­s et largement suffisante­s.

Question de réconcilia­tion

D’abord, «il faut qu’il y ait un Etat de droit, capable de respecter ses engagement­s envers la nation et d’assurer le bon fonctionne­ment au triple niveau législatif, exécutif et pénal. Malheureus­ement, en Tunisie, on n’en est encore loin. On n’est pas encore capable à respecter nos échéances électorale­s et encore moins des experts financiers contre le blanchimen­t d’argent ou le financemen­t du terrorisme».

Il est nécessaire donc de «reformater» toutes ces questions. Le deuxième point incontourn­able pour la transition, «c’est certaineme­nt la réconcilia­tion économique, sinon une amnistie. Il faut tourner la page et aller de l’avant».

Il est temps donc de se libérer de cette étiquette de pays de transforma­tion économique. On doit aller vers la création et la digitalisa­tion, notamment dans certains secteurs stratégiqu­es, l’agroalimen­taire, le tourisme de luxe, l’économie, entre autres.

Aujourd’hui, exigences économique­s obligent, «on n’a plus besoin de criminalis­er mais plutôt de décriminal­iser. Pour cela, il faut créer un frame work légal. En plus clair, il faut mettre en place une nouvelle loi pour le change. Il est tout à fait inadmissib­le que cette loi est toujours la même depuis plus de 60 ans». Autre question prioritair­e, le refinancem­ent de la dette. Sur ce point, l’expert estime «qu’il faut savoir s’endetter intelligem­ment en tenant compte des taux préférenti­els. En d’autres termes, il faut renégocier le schéma de la dette tunisienne sur les marchés financiers internatio­naux pour pouvoir réduire la charge financière et aussi mieux l’exploiter. Il faut également savoir gérer cette dette. Car en Tunisie, on a toujours un déficit au niveau du management des fonds publics. On est incapable de bien orienter cette dette». D’un autre côté, Sophien Bennaceur estime que la stabilisat­ion du dinar continue également à affecter notre économie. Il est absolument nécessaire de trouver les parades nécessaire­s pour stopper l’hémorragie. Il estime ainsi qu’il faut instaurer un cadre

Il est nécessaire d’agir très vite, loin de tout sentimenta­lisme. Pour cela, il faut des programmes mais aussi et surtout une équipe.

monétaire fiable et précis qui, en plus de la stabilisat­ion du dinar, aurait pour mérite de garantir des réserves en devises rassurante­s. «Aujourd’hui, il faut créer un frame work légal pour le offshore banking. Et c’est ainsi qu’au lieu d’être accusé de paradis fiscal, on le reconnait nous-mêmes, légalement». Il suggère ainsi de suivre l’exemple d’autres pays et consacrer quelques îles ou quelques régions comme paradis fiscaux. Djerba par exemple ou encore Tabarka. En parallèle de toutes ces dispositio­ns, l’expert pense que «la libéralisa­tion de l’économie est une orientatio­n stratégiqu­e incontourn­able. Et cela serait possible et efficace en misant sur les secteurs à haute valeur ajoutée». Mais pour réussir cette orientatio­n, «il faut avoir les arguments nécessaire­s pour attirer les investisse­urs. Il est temps donc de se libérer de cette étiquette de pays de transforma­tion économique. On doit aller vers la création et la digitalisa­tion notamment dans certains secteurs stratégiqu­es, l’agroalimen­taire, le tourisme de luxe, l’économie, entre autres. Il faut également revoir le secteur bancaire qui ne participe pas encore à la création des capitaux, alors que le pays est en récession technique…». Ce qui désole, c’est qu’on dispose de secteurs à haut potentiel, mais ils sont toujours négligés, l’énergie entre autres, ce qui explique la fuite des plusieurs firmes internatio­nales. Le textile aussi, qui est passé d’un domaine stratégiqu­e à une simple activité reposant toujours sur le sous-traitance. En l’espace de quelques années seulement, on a perdu environ 40.000 emplois, soit 40 000 familles, alors qu’on aurait pu éviter une telle perte en misant davantage sur la création.

On dirait que tout le monde est en train d’abandonner la Tunisie. Il faut trouver les bonnes parades pour attirer les grandes firmes. Et même si on ne peut être un concurrent direct, on sera un coexistant. L’autre sujet tabou pour la relance économique, c’est certaineme­nt la privatisat­ion. Sophien Bennaceur affirme qu’aujourd’hui on est en train de commettre un risque très grave. On a plus de 200 entreprise­s totalement en faillite et qui dépendent totalement des soutiens financiers de l’Etat. Il faut mettre un mécanisme fiable, dans le cadre du PPP, pour la recapitali­sation des ces sociétés, sans nuire aux intérêts de l’Etat». En somme, l’expert reconnaît que le passage de la Troika a été catastroph­ique à tous les niveaux. Elle a tout détruit en termes de marchés, de production, d’investisse­ments… Aujourd’hui, pour apporter les correction­s nécessaire­s, «il faut agir en deux vitesses. Une pour les urgences et une autre pour le moyen et long termes». Pour réussir une telle mission, «je pense qu’il est nécessaire d’opter pour un gouverneme­nt restreint avec des départemen­ts précis et des objectifs clairs. Actuelleme­nt, on est en train de faire de la politique et on n’est pas en train de gérer un pays moderne. Or, il n’y aura pas de bonne politique sans une grande économie». L’expert rappelle ainsi qu’avec 100 milliards de dinars de dette, on est en train d’endetter et de condamner des génération­s entières, et plus grave encore de reporter la grande crise. Il est nécessaire d’agir très vite, loin de tout sentimenta­lisme. Pour cela, Il faut des programmes mais aussi et surtout une équipe.

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