La Presse (Tunisie)

Nostalgie quand tu nous tiens….

- Mondher ZOUITEN

Les gens de ma génération qui ont connu les heures de gloire de l’hippodrome de Kassar-Said des années 60/70 ne peuvent pas, malgré toute leur bonne volonté, se contenter du spectacle affligeant qu’on leur offre aujourd’hui…. Pourquoi être nostalgiqu­e du passé diriez-vous, alors que l’avenir (et les projets qui en découlent) peut être si intéressan­t ? Mais, en l’absence de projet ou tout au moins d’une petite lueur d’espoir peut-on rêver ?... Deux épreuves au programme étaient nommées en hommage à des personnage­s qui ont marqué les courses. Permettez-moi de rappeler aux jeunes profession­nels leur parcours. M. Hamadi Ben Ammar a exercé les premières années de l’Indépendan­ce, comme directeur au PMU, puis comme commissair­e général des courses, succédant à M. Abdelhamid Ennigrou. A sa retraite, il est devenu propriétai­re et éleveur, avec de nombreuses satisfacti­ons. C’était un homme charmant et affable, passionné de courses. Il était tous les dimanches au salon de la tribune officielle, avec un groupe d’amis fidèles : Messieurs Noureddine Ben Othman, Houssouna Abdelmoula, Jalel Maherzi, Béchir Essaied….même quand sa vue a baissé, il continuait à venir accompagné de sa fille qui lui rapportait le récit de la course. Aujourd’hui, la tribune est purement et simplement fermée.

Circulez, il n’ y a rien à voir !

Quant à Abdessalem Nouri, son nom résonne encore dans la mémoire de nombreux profession­nels et turfistes tunisois. Jockey vedette des premières années de l’Indépendan­ce, il tenait la dragée haute aux plus fines cravaches parisienne­s de l’époque, les Massard, Marguerite, Flavien, Poincelet, Carver, Pezeril….Eh oui ! Ces jockeys vedettes passaient souvent l’hiver à Tunis. Voici un bref rappel de sa carrière, qu’il m’avait livré lors d’une interview exclusive en 1972. Natif de La Manouba, Abdessalem a découvert dès son enfance la passion des chevaux. Son père en possédait et les belles promenades en calèche, à travers les champs de La Manouba, l’avaient marqué. En 1945, à l’âge de 13 ans, il entra en apprentiss­age chez François Vinci, propriétai­re et entraîneur de trot. Au bout de quelques mois, ce dernier le recommanda à un entraîneur de galop Maurice Exili, avec lequel le jeune Abdessalem débuta sa formation de jockey. Il passa l’année suivante chez Paul Milleliri, un profession­nel de renom qui avait succédé à l’écurie Licari. La cour comptait plusieurs chevaux de valeur appartenan­t à Messieurs Léon Bokobsa, Ludovic Cattan, Quenec, Poulaillon…Son apprentiss­age chez Milleliri dura de 1947 à 1959. Il remporta sa première victoire en 1948 avec une jument portant les couleurs de M. Léon Bokobsa, mais dont il avait oublié le nom… Dès 1954, Abdessalem passa jockey, non pas par le nombre de victoires, mais par l’âge (21 ans). Son statut officiel était désormais « ouvrier » et il ne montait qu’occasionne­llement en courses. Les temps étaient difficiles et la concurrenc­e vive avec de nombreux jockeys et apprentis étrangers. Abdessalem s’est accroché dur à son métier. Il se rendait chaque été en France, pour travailler et parfaire sa formation dans les grandes écuries de la région parisienne (Chantilly et MaisonsLaf­fite). Grâce à son sérieux et sa persévéran­ce, il commença à se faire apprécier par quelques profession­nels, notamment Vincent Vinga qui lui proposa durant l’automne 1959 son premier contrat à raison de 25 Dinars par mois ! C’était l’année de Galeb, Gaouar, Goulimine…. Il remporta plusieurs succès, dont le le Prix d’Essai et le Critérium. Si bien qu’il exigea pour le meeting hiver-printemps que son contrat soit réévalué à 75 Dinars. Dès lors, Abdessalem était devenu un jockey confirmé et sollicité de toutes parts. Il montait régulièrem­ent pour Joseph Caruana et pour son fils Ferdinand « Nino » dont l’écurie était à Saint-Clément (actuelleme­nt Bortal). En 1960, Abdessalem a été victime d’une chute en courses, en selle sur Clary à Mr Roger Pico, avec une fracture de trois vertèbres. La convalesce­nce a été longue. A son retour en compétitio­n, il s’est tout de suite distingué avec Frigolo à M. Ludovic Cattan. Durant les années 61/62, il devint la première monte de l’écurie Pico (avec de bons chevaux comme Heila, Hakim, Bois Luzy, Ismailia..). Il signa de nombreux succès également avec Ghaouar, Ghaleb, Carla, Clarence, Djebeidji, Patate, Ilamane…Libre de tout engagement (free lance) à partir de 1963, Abdessalem montait un peu pour tout le monde, collection­nant les victoires avec les Khayam, Koufi, Misk, Kafatan, Soleil de Mai, Mahu, Château d’Espagne, Bouda, Lahouel, Laith, Halem, le légendaire Chaal…. et l’inoubliabl­e Brésil « incontesta­blement le meilleur cheval que j’ai monté »….se souvient-il avec émotion. Il poursuit son récit avec l’arrivée anecdotiqu­e du Grand Prix de Tunis 1962. « J’étais sur Brésil et j’avais comme compagnon d’écurie Château d’Espagne confié à Jean Massard et qui devait assurer à la course un train sélectif. Mr Bechir Ben M’rad m’avait strictemen­t recommandé de ne pas le suivre. Mais 200m après le départ, je me suis retrouvé en tête, avec Château d’Espagne. J’ai été obligé de reprendre Brésil pour suivre les ordres. Il a été contrarié et n’ a plus voulu s’employer, si bien qu’après 1.000m de course, je me suis retrouvé en queue de peloton. Dans la ligne d’en face, j’ai levé ma tête et j’ai vu Fons monté par Etienne Daveu en tête, emballé… .J’ai bourré, bourré pour rattraper le retard et je n’ai pu rejoindre le groupe de tête qu’à mi-ligne droite. Dans les 100 derniers mètres, j’ai vu le trou entre Djebeidji et Fons…je me suis jeté de toutes mes forces entre les deux pour les coiffer au poteau ! Après l’arrivée, Fons a été accueilli comme le gagnant de la course, alors que j’affirmais avec insistance à mon entraîneur Nino que j’avais gagné. Très déçu M. Bechir Ben M’rad m’avait sèchement répondu : tu ne vois donc pas clair ? Daveu a été porté en triomphe et on avait même commencé à déboucher du champagne au café du paddock ! M. Bechir Ben M’rad avait déjà félicité M. Léon Bokobsa. Mais après le développem­ent de la photo (pellicule argentique en noir et blanc développée par le fameux photograph­e « Guyse » du Colisée) on annonça au haut-parleur le résultat officiel de l’arrivée. Premier Brésil !… M. Bechir Ben M’rad s’est évanoui d’émotion. Le regretté Taieb Rajhi est entré au vestiaire des jockeys en criant et m’a porté sur ses épaules jusqu’à la tribune officielle, où j’ai reçu la coupe des mains de M. Hassib Ben Ammar, maire de Tunis ». C’était d’autres temps, d’autres gens….Comme cela me semble loin maintenant !

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