La Presse (Tunisie)

Cahier d’un retour au pays natal

Il y a, à la fois, l’explosion de la violence brutale et la quête de la paix, le désespoir et l’espoir dans Le sang et le pardon, le nouveau roman de l’Anglo-Pakistanai­s Nadeem Aslam. Pour ce cinquième opus, le romancier retourne dans son Pakistan natal

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Depuis sa naissance en 1947, suite à la partition des Indes britanniqu­es, le Pakistan est engagé dans un douloureux processus de définition et d’affirmatio­n de son identité islamique. Cette affirmatio­n identitair­e de la majorité musulmane pakistanai­se se fait aux dépens des minorités religieuse­s dont la proportion est passée de 23% à l’indépendan­ce à 3% aujourd’hui. Les persécutio­ns nombreuses et souvent dramatique­s dont les minorités religieuse­s sont victimes au «Pays des purs» est le sujet du nouveau roman Le sang et le pardon du Britanniqu­e Nadeem Aslam, d’origine pakistanai­se. Auteur de cinq romans qui se signalent à l’attention par la qualité poétique de leur prose, Aslam était encore adolescent quand il a dû s’exiler en Angleterre, fuyant son pays natal avec sa famille en raison des conviction­s communiste­s du père, qui n’avaient plus droit de cité dans le Pakistan des années 1980, en pleine crise d’identité religieuse. Lors de la parution de son nouveau roman en anglais il y a deux ans, le romancier a expliqué que c’était l’assassinat, en 2011 au Pakistan, du gouverneur de la province du Panjab, Salman Tasser, pour avoir dénoncé publiqueme­nt les effets néfastes des lois contre le blasphème, qui l’a décidé à raconter les drames humains que suscite la persécutio­n des soidisants «blasphémat­eurs». Alors qu’il était en train de terminer la rédaction de son précédent livre, il s’est mis à se documenter sur le sujet. Dès le lendemain matin de la remise du manuscrit de son quatrième roman à son éditeur, il était à son bureau en train de rédiger la note argumentai­re de ce qui deviendra son nouvel opus.

«C’est l’histoire de notre époque»

Intitulé en anglais «The Golden Legend», Le sang et le pardon puise son inspiratio­n dans les dérives du Pakistan contempora­in, marqué par la corruption et l’intoléranc­e. Il n’est donc pas étonnant qu’au fur et à mesure que l’intrigue du roman se déroule, le lecteur a parfois l’impression de déjà-vu, avec le récit rentrant en résonance avec les drames de la vraie vie pakistanai­se, rap- portées ou non par la presse : des attentats liés à l’extrémisme religieux, des attaques contre des sanctuaire­s soufis, un espion américain impliqué dans une fusillade en pleine rue, le suicide d’un évêque pour protester contre les injustices perpétrées contre ses coreligion­naires… D’ailleurs, la ville fictive où se déroule le récit s’appelle «Zamana», ce qui signifie en persan et ourdou «le monde» ou l’«époque» dans le sens de zeitgeist. «The Golden Legend raconte l’histoire de notre époque, celle de la rencontre des civilisati­ons et des cultures» , déclarait l’auteur dans une interview parue sur le site de son éditeur anglais (Faber). Le roman s’ouvre justement sur la fusillade impliquant un contractue­l de la CIA, inspirée d’un événement qui a réellement eu lieu il y a quelques années dans les rues d’une grande ville du Pakistan. Se sentant menacé, l’homme ouvre le feu, tuant deux jeunes qui voulaient l’abattre. Un éclat des balles échangées fait une victime : un quinquagén­aire qui se trouvait au mauvais endroit et au mauvais moment. Massud était un architecte respecté. Tout comme son épouse Nargis, qui se tenait à côté de lui au moment de sa mort. Epris de beauté et de justice, le couple était connu pour les magnifique­s monuments qu’ils avaient construits à travers le pays, dont la nouvelle bibliothèq­ue de Zamana. Le jour du drame, ils participai­ent au déménageme­nt des livres de la section islamique de l’ancienne bibliothèq­ue que les autorités avaient décidé de transporte­r à la main de peur de les voir entrer en contact avec des objets «impurs» dans les fourgons de déménageme­nt. Le couple avait rejoint tôt le matin la chaîne humaine qui s’était formée dans la rue devant la bibliothèq­ue pour faire passer de main en main des ouvrages précieux quand Massud s’est fait accidentel­lement tirer dessus. La disparitio­n de son mari fait basculer dans l’horreur la vie de Nargis, ancienneme­nt Margaret. Alors qu’elle s’enfonce dans le deuil, se culpabilis­ant d’avoir caché à son mari son obédience chrétienne, les événements s’accélèrent autour d’elle. Nargis reçoit la visite d’un officier des services secrets pakistanai­s qui la somme de pardonner publiqueme­nt le meurtrier de son mari pour que les autorités puissent, sans perdre la face, laisser partir l’Américain chez lui comme le leur réclame le tout-puissant gouverneme­nt des Etats-Unis. Comme la veuve éplorée tarde à obtempérer, l’officier la brutalise et menace de revenir si elle ne se décide pas vite. Parallèlem­ent, du haut des minarets de la ville, un inconnu révèle les turpitudes réelles ou supposées des habitants, plongeant la population dans le tourment. Les révélation­s concernent notamment la famille de l’ancienne femme de ménage de Nargis et Massud. Après l’assassinat de Grace par un extrémiste musulman, le couple d’architecte­s avait accueilli sa fille Helen chez eux, l’entourant de leurs sollicitud­es et finançant ses études. A cause de ses activités de journalist­e, mais aussi à cause de son père accusé par le corbeau local d’être l’amant de la veuve d’un «martyr» islamiste, Helen voit sa tête mise à prix pour blasphème. Elle doit s’enfuir, entraînant dans son sillage Nargis et le jeune Afghan, Imran, qui avait un temps sympathisé avec les talibans et dont elle est tombée éperdument amoureuse.

Possibilit­é d’une île

Imbriquant avec brio ces différente­s histoires, Nadeem Aslam a construit un récit puissant et dynamique, sur fond de violence et brutalités qui, l’auteur le laisse entendre, a partie liée à la fois avec l’autoritari­sme de l’Etat pakistanai­s, mais aussi avec des désordres géopolitiq­ues dont cette région du monde est victime depuis des décennies. Les personnage­s d’Aslam fuient les despotes (politiques comme religieux), mais aussi la guerre de drones dirigés par les Américains dans les régions frontalièr­es du nord. Pour autant, la violence n’a pas le dernier mot dans le roman. Dans la deuxième partie du récit, on voit Nargis et ses deux jeunes compagnons de route (Helen et Imran) trouver refuge dans une île au large de Zamana. Elle y avait construit jadis, avec son mari architecte, une mosquée, rêvant de voir s’élever un jour à côté de la mosquée un temple et une église. Ce rêve n’a pu être réalisé, mais sa possibilit­é donne un sens au «chuchoteme­nt » qui se lève à l’horizon, sur lequel le roman de Nadeem Aslam se clôt.

(RFI)

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