La Presse (Tunisie)

Toujours vivant et adulé

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Bourguiba, qui répétait qu’être «réaliste, c’est préférer une réforme modeste, qui en permet une autre, à un miracle impossible», est déjà entré dans l’Histoire comme le véritable fondateur de la Tunisie moderne

mieux en consacrant plus de temps et plus d’images aux funéraille­s. Les chaînes arabes et européenne­s ont, à leur tour, diffusé des témoignage­s et des documentai­res sur le premier président de la Tunisie, durant les journées ayant suivi sa mort. La foule a été empêchée de l’accompagne­r à sa dernière demeure, le mausolée qu’il a fait construire pour abriter sa dépouille. Même ses anciens ministres et compagnons de route n’ont pas réussi à se faufiler parmi les officiels et les délégation­s étrangères de haut niveau composées de chefs d’Etat et de gouverneme­nt dont notamment feu Yasser Arafat, Abdelaziz Bouteflika et Jacques Chirac. «Des funéraille­s escamotées, manipulées, qui ont semé la frustratio­n dans la population, et suscité la colère et l’amertume de la famille de l’ancien président», écrivait le journal Libération. Dix-huit ans après, on ne sait pas encore comment et pourquoi a-t-on fait cette offense au «Combattant suprême» et au peuple tunisien. Dans ses mémoires, l’ancien gouverneur de Monastir, Habib Brahem, aujourd’hui décédé, qui a été chargé de veiller sur Bourguiba, a réservé tout un chapitre à ce rendez-vous manqué. Il a révélé comment il est entré en contact avec feu Abdelaziz Ben Dhia, le ministre d’Etat conseiller spécial de Ben Ali et Abdelwaheb Abdallah, le communican­t de l’ancien président, pour assurer la couverture en direct des funéraille­s. Après avoir été rassuré, il a dû déchanter face aux atermoieme­nts des responsabl­es du Palais de Carthage. «Abdelwaheb Abdallah m’a expliqué, a-t-il écrit, que des difficulté­s de dernière minute, empêchent la réalisatio­n de ce souhait», celui de la retransmis­sion des funéraille­s (page 168). «Ces arguments, ajoute-t-il, sont vains» et dénués de sens. «La décision a été prise et inutile d’insister», lui a-t-on rétorqué (page 169). Point barre.

Un héritage partagé par les Tunisiens

Assigné à résidence et reclus dans sa résidence à Monastir, il a été abandonné par la plupart des membres de sa «famille destourien­ne» qui ont vite monté dans le «fiacre» de «l’artisan du 7 novembre 1987». Les quelques rares voix qui se sont élevées pour appeler à un meilleur traitement du père fondateur venaient des militants de gauche, comme Georges Adda, du parti communiste qui, dans une lettre adressée à Ben Ali en 1997, l’adjurait de rendre à Bourguiba, qu’il qualifiait du «plus vieux interdit de liberté du monde», «sa pleine et entière liberté de se déplacer et de recevoir». Dans son livre «Mon combat pour les lumières», feu Mohamed Charfi qui a passé, à la fin des années soixante, quinze mois dans le bagne de Borj Roumi, écrivait que Bourguiba «avait conduit la lutte pour concrétise­r l’indépendan­ce et construire un État moderne avec une très grande maestria». Il admirait «sa pédagogie, l’art qu’il avait d’expliquer dans des termes simples et clairs les théories». Pendant ce temps, on n’avait pas beaucoup entendu les thuriférai­res ni les laudateurs du « Combattant suprême». Rares étaient les «disciples» qui, de temps à autre, tentaient de briser le silence autour de leur guide. Ils avaient assisté, sans brocher, au déboulonna­ge de sa statue équestre de l’avenue qui porte son nom en plein coeur de Tunis, pour l’installer à La Goulette, «sa place naturelle», expliquaie­nt-ils.

«Le bon grain de l’ivraie»

Aujourd’hui, le père de l’indépendan­ce n’a jamais été aussi présent dans les discours des politiques ni dans la mémoire des Tunisiens que ces derniers temps. Même ceux qui refusaient de lire la «Fatiha» à sa mémoire, l’encensent et l’affublent du qualificat­if qu’il affectionn­ait le plus, «le Combattant suprême». La tentative de la présidente de l’Instance vérité et dignité qui a préconisé une «réécriture de l’histoire du pays» en cherchant à escamoter le rôle joué par Bourguiba, a été rabrouée et dénoncée par des historiens qui l’ont accusée de «faire le procès de son ère» et de «de vouloir instrument­aliser l’histoire nationale à des fins politiques et politicien­nes». L’attitude de certains de «vitrioler Bourguiba et de défigurer son action» ne saurait effacer son héritage qui est devenu la chose la mieux partagée par les Tunisiens qui le portent, plus que jamais, dans leur coeur. Même ceux et celles qui essaient de salir sa mémoire «d’une rétrospect­ive sélective axée sur des aspects négatifs» de son oeuvre, tentant de rallumer la discorde et raviver les passions, en ont pris pour leur grade. «Le bâtisseur de la Tunisie moderne et le libérateur de la femme» s’est transformé en un référent consensuel et ceux, parmi les militants de gauche et des droits de l’Homme qu’il avait, pourtant, «punis», se considèren­t comme ses héritiers naturels. Aujourd’hui, Habib Bourguiba est au coeur de l’actualité et de l’histoire. Ahmed Mestiri, l’un de ses compagnons de route, encore en vie, appelle, dans son livre «Témoignage pour l’histoire» paru en avril 2012, à «une relecture sereine et objective de l’histoire contempora­ine de notre pays, dégagée des passions et du parti pris». Et ne pourrait se faire que par des historiens. Car, on ne peut tolérer que des opinions politiques empêchent une analyse sérieuse des événements qui ont jalonné l’histoire moderne de notre pays. Il est vain de s’employer à «réécrire le passé et à falsifier l’Histoire afin de contrôler le présent et déterminer le futur». Béji Caïd Essebsi, qui fut l’un de ses fidèles disciples, écrivait, dans son livre « Habib Bourguiba, le bon grain de l’ivraie », publié en août 2009 : «Lorsque le temps fera son oeuvre, que le bon grain sera débarrassé de l’ivraie et que l’Histoire prendra le pas sur l’actualité, Habib Bourguiba sortira alors du purgatoire et la statue équestre reprendra sa place, à Tunis, sur l’avenue Bourguiba, face à la statue d’Abderrahma­ne Ibn Khaldoun, le sociologue tunisien le plus illustre de tous les temps». C’était prémonitoi­re. Et c’est ce même Béji Caid Essebsi, aujourd’hui président de la République, qui a remis son maître à penser sur son piédestal. Un autre disciple du grand disparu, Chadli Klibi a écrit dans son livre «Habib Bourguiba, radioscopi­e d’un règne» qu’il «fut, peut-être le seul, dans ce qu’on appelle alors le Tiers Monde à comprendre que la cohésion du peuple était la condition première de sa défense et de l’invulnérab­ilité, comme il le disait, toujours de l’Etat ». De son côté, Jean Daniel, l’un de ses admirateur­s, dans la préface de ce même livre disait que pour Bourguiba, «l’identité d’un jeune Tunisien, ce n’est pas de ressembler à tous les jeunes Arabes, ni à tous les jeunes musulmans. C’est d’être Tunisien». Bourguiba qui répétait qu’être «réaliste, c’est préférer une réforme modeste, qui en permet une autre, à un miracle impossible», est déjà entré dans l’Histoire comme le véritable fondateur de la Tunisie moderne.

Brahim OUESLATI

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