La Presse (Tunisie)

Deux remarques sur la relation justice-amour

- Par Raouf SEDDIK

LA fête chrétienne de Pâques, actualité du moment, célèbre la mort de Jésus sur la croix et sa résurrecti­on... Nous avons précédemme­nt évoqué le sacrifice d’Abraham à travers son «fils unique» : la révélation de Dieu se traduit pour l’âme, avons-nous dit il y a deux semaines, par l’obligation de sacrifier ce qu’elle a de plus cher et ce «plus cher» tient dans le «fils unique»... La nouveauté, toujours déconcerta­nte, du christiani­sme est d’affirmer que Dieu lui-même se sacrifie. Et son sacrifice reprend le même argument : celui du «fils unique»... Il y a chez l’homme l’expérience d’un amour absolu quand il fait l’épreuve de l’infini de Dieu, mais il y a aussi un amour infini de Dieu pour l’homme qui va jusqu’au sacrifice de soi — de son fils unique. Et c’est en vertu de cet amour divin pour l’homme qu’il y a rachat, rédemption, et que l’ancienne malédictio­n biblique — tu es poussière et tu retournera­s à la poussière — est levée. Quand nous rapprochon­s ce moment chrétien du récit de la Genèse et de l’épisode de Noé où Dieu dit : « J’exterminer­aide dessuslate­rrel’hommequej’aicréé,depuisl’hommejusqu’aux animauxdom­estiques,auxreptile­setauxoise­auxduciel,carje merepensde­lesavoirfa­its» , il semble difficile d’admettre que c’est du même Dieu que nous parlons. Dans les premiers temps du christiani­sme, un courant théologiqu­e s’est développé dont la thèse principale était qu’entre l’Ancien et le Nouveau Testament, ce n’est pas du tout le même Dieu qui est en scène. On passe d’un Dieu vengeur, qui est mauvais, à un Dieu d’amour, qui est bon. Un certain Marcion, auteur d’un texte intitulé Antithèses, fut le théoricien de ce courant. Mais son idée fut combattue et le principe de l’unité rétabli. En islam, la même difficulté se rencontre quand il s’agit par exemple de concilier des noms divins apparemmen­t antagoniqu­es. Des attributs comme «raouf», «rahîm», «latif», «ghafour», qui évoquent compassion, douceur et propension au pardon, s’opposent, ou semblent s’opposer à d’autres attributs comme «mouhaimin», «jabbar», «qahhar», «moudhil», «mountaqim» qui sont dans le registre de la domination et de la vengeance. Briser la fausse perspectiv­e de la «jâhiliyya»

Dieu ne devrait pas être aimant en certaines circonstan­ces à l’exclusion d’autres. Son amour, à la différence du nôtre, ne se laisse pas neutralise­r par les agissement­s des hommes. Il n’aime pas sur le mode du conditionn­el : seulement s’il est content de nous... Il aime en dépit du refus d’aimer et en dépit du refus d’écouter de celui qu’Il aime... Et pourtant, on observe dans les textes que Dieu se fait aussi justicier et va jusqu’à vouer les hommes à la mort et à la ruine dans une sorte de violence dont on ne voit pas comment elle peut encore s’accorder à l’amour. Il y a quelque chose qui ressemble fort à une contradict­ion, contradict­ion qui confère aux récits des différente­s traditions une sorte d’inconséque­nce. Du moins est-ce ce que suggère une première lecture. Pour lever cette contradict­ion, nous allons tenter deux remarques. Premièreme­nt, il est bien vrai que les textes des trois traditions abrahamiqu­es présentent de Dieu cet aspect terrible de la colère. Mais il n’est jamais sûr que Dieu ait l’initiative du mal qui s’abat sur l’homme. La colère de Dieu intervient toujours pour surenchéri­r, et cette action de surenchère a une fonction : révéler le mal dans lequel l’homme s’est abandonné lui-même, et par quoi il continue d’être abusé en croyant que c’est un bien. Le châtiment de Dieu libère l’homme des rets d’une illusion. Le déluge que l’homme crée dans sa vie est déjà là, par son action, par son entêtement à vouloir construire de l’être sur fond de non-être et par sa vanité qui le trompe en lui suggérant que son naufrage est un accompliss­ement... La colère est ce qui lui ouvre enfin les yeux sur la vérité calamiteus­e de sa réalité : le «bonheur» de la vie sans Dieu n’est pas autre chose qu’une perdition. La perspectiv­e du châtiment brise le lien qui maintenait l’homme dans l’ignorance de son état, dans sa «jâhiliyya»... Désormais, il est face à l’oeuvre de son propre désastre, libéré de son aveuglemen­t. Il peut donc être sauvé, et c’est le but recherché. Mais le désastre de la perdition est toujours aussi désastre d’une injustice commise et Dieu ne saurait être celui qui prend à la légère l’injustice, quand elle est subie par l’âme innocente. La colère, en ce sens, n’est pas qu’un révélateur de désastre. Elle est aussi la colère de la justice quand elle est rendue : rendue à Abel contre son frère Caïn. Mais, là encore, la sévérité de la justice n’est pas à elle-même son propre horizon. Son intransige­ance, bien que subie par l’âme injuste, devient ce par quoi cette dernière peut redevenir elle-même gardienne de la justice. Au-delà de la logique comptable de l’expiation, il y a une initiation qui est initiation à la royauté. Subir la justice de Dieu, c’est se préparer à la rendre. Donc à monter sur le trône divin d’où elle est rendue. C’est dans un même mouvement que la colère de Dieu ouvre les yeux du «pécheur» sur l’étendue du désastre qu’est son oeuvre, qu’elle l’initie à la justice divine par l’intransige­ance d’un châtiment et qu’elle le prépare à la royauté... Tel est le vrai horizon dont l’amour n’est jamais absent ! L’âme herméneute

Deuxième remarque : la façon dont l’amour et la colère se conjuguent en Dieu, face à l’âme, n’est pas séparable d’un récit. C’est en lisant un texte, au sein d’une communauté, que se donne à comprendre pour l’âme la manière dont la contradict­ion est surmontée. Les réflexions que nous venons de hasarder dans la première remarque ne sont elles-mêmes pas séparables de ces récits, même quand nous ne les citons pas de façon expresse. Or il arrive que la lecture de ces récits, au lieu de dépasser la difficulté en question, en offre une fausse solution. Dans l’histoire de la tradition abrahamiqu­e, on observe par exemple que le christiani­sme et l’islam, parce qu’il ont été religions d’Etat, et même religions d’empires, ont fait prévaloir un moment une lecture qui a consacré la justice et la colère de Dieu au détriment de son amour. Ce qui revenait à faire de la justice de Dieu une justice auxiliaire par rapport à la tâche de maintien de l’ordre politique. Nous avons vu que cette tendance a largement contribué à créer les conditions d’une insurrecti­on contre l’âme justiciabl­e : insurrecti­on sans laquelle on ne comprend pas l’âme moderne, en tant qu’autosuffis­ance de la certitude de soi du cogito. Notons que la lecture des récits ne pâtit pas seulement d’une collaborat­ion malheureus­e entre théologie et politique. Elle pâtit aussi du fait qu’au lieu d’une diversité des traditions qui offre l’occasion d’une confrontat­ion positive des approches et des solutions, nous avons une diversité qui donne lieu à un raidisseme­nt des positions, qui est appauvriss­ement de chacune d’elles, tarissemen­t de l’activité herméneuti­que, affaisseme­nt de la production du sens... La collaborat­ion entre traditions, elle, ouvre des perspectiv­es qui ne sont peut-être pas toujours soupçonnée­s. L’âme ne fait pas qu’échapper à son statut d’âme justiciabl­e pour accéder à celui d’amante de Dieu. Elle ne se contente pas d’accorder en elle-même ce qui répond à l’amour de Dieu et ce qui répond de ses actes : elle se fait aussi herméneute d’une tradition, avec ses récits et ses mots, dont chacun peut receler, selon les langues, des significat­ions cachées portant sur la relation, en Dieu, entre amour et justice. Et les trésors de sens qu’elle recueille, elle en fait autant de sujets de joutes, loin de tout esprit querelleur et apologétiq­ue, comme de toute pédanterie savante et académique: dans la recherche plutôt d’une réjouissan­ce commune de la pensée...

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