La Presse (Tunisie)

La dame en noir fait une apparition

Dansant, soliloquan­t, tout en sueur et les cheveux en bataille, la comédienne, de noir vêtue, était proche comme ressuscité­e à travers l’écran.

- Hella LAHBIB

Raja Ben Ammar s’est éteinte le 4 avril 2017. Le théâtre national dans son espace le 4e Art lui rend hommage, une année jour pour jour après sa disparitio­n. Comédienne, danseuse, metteure en scène et directrice de l’espace Mad’Art à Carthage, Raja Ben Ammar a marqué son époque et la production théâtrale en Tunisie en créant alors avec son époux Moncef Saiem le théâtre Phou en 1980 ; «Une écriture scénique nouvelle qui a débouché, au fil des créations, sur un questionne­ment du corps». Les apparition­s de la comédienne sont projetées à travers une compilatio­n d’interviews, de cours de théâtre et de conférence­s, dont notamment «La révolution et les joies du corps», présentée dans le cadre d’une rencontre organisée par l’Associatio­n de vigilance et d’engagement pour la Révolution tunisienne, en mars 2011. Egale à elle- même, sur les planches, devant un micro ou une caméra, Raja Ben Ammar parle avec fougue, défend ses valeurs avec force et un naturel désarmants, sans laisser la moindre parcelle à la demi-mesure. Sur une scène parsemée de pétales de roses, à travers «La dame en noir», intitulé de l’hommage, on découvre quelques aspects de la vie de la comédienne, ses études, ses débuts avec la troupe de Théâtre du Kef dirigée par Moncef Souissi, ensuite avec la troupe de Tunis avec Jalila Baccar et Fadhel Jaïbi qui étaient présents mercredi soir, et avec Fadhel Jaziri. Les nombreuses consécrati­ons qui ont jalonné le parcours glorieux de la défunte défilent sur le grand écran. Le prix de la meilleure comédienne des Journées théâtrales de Carthage a été décroché par trois fois par l’artiste. En 1992, le grand prix des rencontres chorégraph­iques internatio­nales de la danse contempora­ine de Bagnolet en France lui a été également décerné, et tant d’autres encore.

Les rêves éveillés

La pièce «Saken fi hay Saïda» primée en 1989 a été ensuite projetée. Réalisée pour la télé par Hamadi Arafa, elle illustre «l’écriture du corps, codes et techniques de danse» conçus par le théâtre Phou dans les années 80. L’histoire raconte la vie morne d’une célibatair­e «Saïda», jouée par Raja Ben Ammar dans ses beaux jours. Une fois les tâches ménagères accomplies et la mère, vieille dame difficile à la voix envahissan­te endor- mie, Saida plonge dans les rêves éveillés, son occupation préférée et son arme contre l’ennui. Pour remplir sa vie et surtout ses nuits, elle rêve d’hommes ; de beaux bruns qui lui font la cour et finissent par l’enlacer, de femmes libres dont «Valentine» qui mène sa vie au hasard de ses envies. Saïda imagine des personnage­s qui se meuvent à côté d’elle, des fantasmes incarnés par de véritables comédiens dont elle épie les moindres mouvements. Elle imagine des scénarios plaçant des hommes et des femmes en situation, ils s’aiment, se marient, se disputent, se séparent, en tout cas vivent.

La touche délicate

Elle rêve de courir le monde, de battre le pavé à Paris, Londres et New-York, s’imaginant en femme libre qui fume, boit de l’alcool et sort la nuit ; se voyant en prostituée malmenée par son proxénète qu’elle aime malgré tout. Aucune barrière morale ne venait freiner ses élans nocturnes. Tout était bon à prendre pour la distraire de sa vie terne, d’une monotonie ennuyeuse où rien ne se passe : « J’ai à peu près la cinquantai­ne, j’en ai au minimum trente ans encore à tirer », se dit-elle dévastée, dans un moment de lucidité. Conditionn­ée par la tombée de la nuit et la levée du jour, la « vieille fille» ouvrait deux à trois boutons du haut de sa robe pour se faire l’illusion d’exister à travers les femmes de ses rêves, les refermait et remettait un châle sur ses épaules, lorsque sa mère et la vraie vie l’appelaient et que le filtre onirique et embellissa­nt se crevait brutalemen­t. Saïda redevient alors cette automate absente, au coeur vide, au corps délaissé qui s’exécute machinalem­ent. Le nom de la pièce évoque la célèbre chanson du grand artiste égyptien, Mohamed Abdel Mottaleb ; «Saken fi hay Sayeda we habibi saken fil Houssine» (J’habite au quartier Sayeda et mon amoureux à celui du Houssine), deux quartiers, Saïda Zineb et Al Hussein, emblématiq­ues du Caire. Ironie paradoxale, Sayeda n’a pas d’hommes dans sa vie ni d’amoureux, si ce n’est dans sa tête encombrée de fantômes. En proie à la solitude qu’elle s’efforce d’animer en écoutant la radio, elle invente des histoires, échappant à son contrôle qui virent parfois aux hallucinat­ions. Dansant, se parlant avec ellemême, toute en sueur et les cheveux en bataille, la comédienne, de noir vêtue, était proche comme ressuscité­e à travers l’écran. A cette commémorat­ion posthume manquait cependant la touche délicate. Une présence humaine notamment au début qui se devait de faire les présentati­ons d’usage pour une mise en contexte de la rencontre, honorer la défunte par un texte court, notamment pour les membres de sa famille présents, et souder par quelques mots les parties disparates de la projection. Quoi qu’il en soit, Raja Ben Ammar était une personne entière, une artiste attachante et dérangeant­e qui ne laissait pas les gens indifféren­ts. Elle a rendu les armes. Sa mort, suite à une opération du coeur, a été à son image, sans concession­s et sans délai. Ses oeuvres et ses personnage­s résisteron­t pour elle, peut-être, contre l’usure du temps, contre le conformism­e et la bien-pensance, plaidant, comme elle l’avait toujours fait, pour le respect de l’individu et de sa liberté.

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