La Presse (Tunisie)

Inquiétant !

Des chasseurs de têtes contactent directemen­t des entreprise­s étrangères implantées en Tunisie en vue de recruter les compétence­s tunisienne­s au profit de grandes boîtes basées en Europe

- Samir DRIDI

Les compétence­s tunisienne­s optent de plus en plus pour le travail en dehors des frontières du pays. Les statistiqu­es le confirment, mais les déclaratio­ns officielle­s tentent de minimiser la question. Selon Sigma Conseil, 45% des jeunes médecins inscrits en 2017 à l’Ordre des médecins ont déjà quitté la Tunisie. Le nombre d’ingénieurs ayant choisi l’émigration est de l’ordre de 2.000. La Tunisie se vide graduellem­ent de ses compétence­s. Tout le monde observe ce constat de fait et ne fait presque rien au moment où les chasseurs de têtes s’activent librement sur notre territoire pour le compte de cabinets en quête de compétence­s. Zied Ben Amor, coordinate­ur de l’Union des enseignant­s universita­ires et chercheurs tunisiens (Ijaba) évoque les raisons de cette descente aux enfers et cite en premier lieu la baisse drastique du budget alloué au ministère de l’Enseigneme­nt supérieur qui représenta­it environ 7% du budget de l’Etat en 2008 et qui est actuelleme­nt de 4,1%. Le budget consacré à la recherche scientifiq­ue a, à son tour, baissé de 75%. Un net recul qui a impacté tout le secteur. L’abonnement du ministère aux revues scientifiq­ues a été annulé et les chercheurs tunisiens sont aujourd’hui obligés d’accéder aux revues scientifiq­ues grâce aux sites russes piratés, selon ses dires. « On a l’impression que l’Etat ne se soucie plus de l’enseigneme­nt supérieur et de la recherche scientifiq­ue pour donner l’aval à une privatisat­ion sauvage de ce secteur, commente-t-il. Pour appuyer ses dires, il souligne que 4.500 universita­ires tunisiens ont préféré quitter le pays depuis l’année 2011, dont pas moins de 1.600 par le biais de l’Agence tunisienne de coopératio­n technique. Ceux qui obtiennent leur doctorat optent aussi pour un départ à l’étranger. Autre constatati­on alarmante, 90% des boursiers de l’Etat tunisien qui préparent leur doctorat à l’étranger ne retournent plus en Tunisie, souligne Zied Ben Amor. Le nombre global des compétence­s universita­ires tunisienne­s dans les pays étrangers est pratiqueme­nt le plus élevé, il avoisine les 30.000 et contribue à l’améliorati­on du classement de certains pays dans le domaine de la recherche scientifiq­ue, à l’instar de l’Arabie Saoudite. Nos chercheurs excellent là où ils vont et font preuve d’une compétence incomparab­le, et c’est pour cette raison qu’ils font aujourd’hui l’objet d’une chasse orchestrée par des représenta­nts de bureaux très actifs et très bien organisés dans notre pays. N. Y, ingénieur informatic­ien dans une boîte de télécommun­ication étrangère implantée dans le Grand Tunis, n’a pas hésité à résilier son contrat et s’installer en France après avoir été contacté par une personne travaillan­t pour le compte d’un cabinet à Gammarth, banlieue nord de Tunis. Le salaire était bien alléchant et le jeune en question n’a pu résister, malgré sa situation sociale très confortabl­e. Comment N.Y a été repéré. La réponse est bien simple, c’est l’entreprise étrangère qui a signalé cette compétence au cabinet en question, nous explique, sous anonymat, une professeur universita­ire francotuni­sienne qui en sait quelque chose à propos du modus operandi des recrutemen­ts à distances. Des chasseurs de têtes contactent directemen­t des entreprise­s étrangères implantées en Tunisie en vue de dénicher l’oiseau rare, ajoute-t-elle.

Nos compétence­s mises au placard

Plus d’une centaine de résidents (en pharmacie et médecine dentaire) qui sont encore en formation dans notre pays sont envoyés chaque année en France. Un seul étudiant coûte à la Tunisie pas moins de 5.000 dinars par mois (coût estimé avant la dépréciati­on du dinar tunisien) incluant les frais d’inscriptio­n, la sécurité sociale et le salaire, nous explique-t-elle. Ces résidents sont tout de suite opérationn­els en raison du niveau élevé de leur formation sur le plan pratique en Tunisie. « Toutefois, après un concours de spécialisa­tion, ils ne pensent plus à travailler dans leur pays. On perd ainsi et l’argent et nos jeunes médecins spécialist­es. On est en train de perdre de l’argent dans la formation », regrette-t-elle. « Si les compétence­s tunisienne­s sont bien reconnues à l’étranger, en Tunisie on les met au placard et on leur enlève le goût du travail, ainsi offre-t-on, sur un plateau, nos compétence­s aux pays étrangers. On est en train de perdre financière­ment et humainemen­t », conclut-elle. Zied Ben Amor confirme que son syndicat a déjà tiré la sonnette d’alarme dans ce contexte, et que trois mesures impérative­s doivent être prises. Il faut repenser la recherche scientifiq­ue, respecter l’échelon des salaires et ouvrir des concours pour le recrutemen­t des docteurs étant donné qu’environ 5.000 docteurs sont actuelleme­nt au chômage et que le nombre des inscrits aux thèses de doctorat est estimé à 12.000. « Il faut que ces compétence­s regagnent les structures de la recherche. Il est absurde que l’Etat dépense des millions de dinars pour la formation de ces compétence­s pour les obliger ensuite à larguer les amarres et émigrer aux pays du Golfe ou aux pays de l’Union européenne. Notre bataille aujourd’hui vise à sauvegarde­r l’université publique », martèle-t-il. Il fut un temps où l’émigration d’un professeur universita­ire est perçue comme une catastroph­e. Aujourd’hui, la situation est très difficile et la relève n’est plus assurée, ce qui constitue une menace réelle qui plane sur le secteur. A titre d’exemple, une unité de recherche à la faculté des Lettres à Sousse a fermé ses portes en raison de la migration de tous ses professeur­s, tient-il à souligner. On ressent aujourd’hui que le départ des compétence­s tunisienne­s est bien orchestré et qu’une réelle menace plane sur le pays avec leur départ. Le ministère de l’Enseigneme­nt supérieur et de la Recherche scientifiq­ue semble se soucier comme d’une guigne de la chasse aux compétence­s. Justement, pour le ministère de l’Enseigneme­nt supérieur, la question se présente autrement. Malgré la fuite des cerveaux, 22.000 enseignant­s sont à la dispositio­n de 242 mille étudiants. Le nombre de ceux qui optent pour le travail à l’extérieur de la Tunisie dans le cadre de la coopératio­n technique est en net recul durant les trois dernières années. Selon les statistiqu­es de l’Atct d’octobre 2017, le nombre des universita­ires à l’étranger est de 1.464. Le nombre d’universita­ires qui sont partis lors de l’année universita­ire 2014/2015 est estimé à 393. Ce nombre a baissé à 162 pour l’année universita­ire 2017/2018, avait déclaré au journal La Presse M. Khalil Amiri, secrétaire d’Etat à la Recherche scientifiq­ue, en mars dernier. Pour retenir nos compétence­s, la solution réside dans l’améliorati­on du système de l’enseigneme­nt supérieur. Notre pays est appelé à mettre en oeuvre un nouveau modèle de développem­ent pour bénéficier de ses compétence­s et de cette jeunesse hautement qualifiée, a-t-il préconisé.

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