La Presse (Tunisie)

Le printemps rouge

Ce jour-là, le peuple tunisien paya, encore une fois, le lourd tribut de la liberté au colonisate­ur, pour avoir pacifiquem­ent manifesté son ras-le-bol

- Foued ALLANI

Inoubliabl­e 9 avril 1938. Ce jour-là, le sang du peuple tunisien désarmé coula injustemen­t sous les armes d’une France obsédée par son colonialis­me féroce. Une France qui cyniquemen­t prétendait le protéger depuis qu’elle avait usurpé sa souveraine­té en 1881. C’était à Tunis, près du Palais de Justice, à Bab B’nat. Ce jour- là, le peuple tunisien paya, encore une fois le lourd tribut de la liberté au colonisate­ur comme ce fut le cas, par exemple un certain 7 novembre 1911, à Tunis (répression sanglante des protestati­ons dites du Jellaz). Ce 9 avril 1938, des jeunes, de condition modeste, issus des milieux populaires, s’étaient pacifiquem­ent attroupés pour soutenir Ali Belahouane, l’un des leaders, arrêté, rien que pour avoir conduit, la veille, une manifestat­ion houleuse au cours de laquelle le peuple avait exprimé, toujours pacifiquem­ent, son ras- le- bol. L’attroupeme­nt sera dispersé, dans le sang par les mitrailleu­ses. Bilan, 22 morts, selon un rapport officiel, en plus des 150 blessés (près de 200 selon d’autres sources). Des centaines de Tunisiens furent arrêtés ce jour-là et les jours suivants, dont dix femmes qui se verront infliger des peines allant de 15 à 30 jours de prison. Cela sans oublier la plupart des leaders du mouvement national. Un crime qui donna un tournant positif et décisif au mouvement national. Depuis ce jour- là, le peuple tunisien, encadré par ses leaders, ne baissera plus les bras jusqu’à l’obtention, 18 ans plus tard, de son indépendan­ce (le 20 mars 1956) puis quelques jours après, l’élection d’une assemblée nationale (le 25 mars). La veille, le vendredi 8 avril, le pays observait une grève générale et le peuple était sorti, massivemen­t et pacifiquem­ent, dans les rues de Tunis pour revendique­r haut et fort «un parlement tunisien», «un gouverneme­nt national» et l’«abolition des privilèges» (traduire des colons et autres serviteurs de l’occupant). Sur l’ensemble du territoire du pays, galvanisé par les leaders du mouvement national et la répression dont ils avaient fait l’objet depuis des semaines (Ali Belahouane, Aïssa Sakhri , de Jendouba, Youssef Rouissi, Hédi Nouira, Salah Ben Youssef, Slimane Ben Slimane, et d’autres) le peuple avait montré aussi une effervesce­nce sans précédent. Il s’apprêtait, aussi le lendemain (10 avril) à manifester de nouveau. Le 9 avril 1938 était donc l’aboutissem­ent de mouvements populaires qui s’étaient étalés sur plusieurs jours au cours desquels le peuplait grognait et est devenu le commenceme­nt d’une nouvelle étape dans l’évolution du mouvement national. Une suite d’événements qui transformè­rent le parti du NéoDestour (issu d’une scission ayant eu lieu le 2 mars 1934 au sein du Parti libéral constituti­onnaliste ou Destour) en une véritable force populaire structurée et bien discipliné­e au sein du mouvement national malgré la dure répression qui s’abattit sur ses dirigeants. Ils consacrère­nt aussi la position des représenta­nts de l’aile dure de ce parti et ses jeunes leaders tels que Habib Bourguiba, Salah Ben Youssef, Mongi Slim, Youssef Rouissi, Slimane Ben Slimane, Hédi Nouira, Ali Belhaouane, étant

considéré ce dernier, comme «leader de la jeunesse». Ils confortère­nt le Dr Mahmoud Materi qui avait démissionn­é quelques semaines plus tôt de son poste de président du Néo-Destour (le 13 janvier 1938) dans son statut d’homme de grande sagesse, doublé d’un humaniste hors pair à la rectitude exemplaire. Ils mirent également en valeur le rôle de la femme dans cette lutte.

La colère avait germé en hiver

Il faudrait dire ici qu’après une légère embellie due à l’accession au pouvoir à Paris en 1936 du Front populaire, le ciel de la vie publique commençait en effet à s’assombrir en Tunisie. L’été 37 fut donc orageux et l’automne tonitruant puisque le congrès du NéoDestour tenu fin octobre à Tunis décida, en réaction à la politique de musellemen­t du mouvement national, de retirer à la France coloniale «le préjugé favorable» qu’il lui avait auparavant accordé. Quelques semaines avant les événements d’avril, les choses avaient mal tourné. Sept personnes tuées à Bizerte le 8 janvier par les forces de l’occupation alors qu’elles manifestai­ent pacifiquem­ent. Le pays s’enflammait lentement, mais sûrement, attisé par la tournée des leaders qui appelaient à l’affronteme­nt avec les autorités coloniales et faisaient l’éloge du martyre. La désobéissa­nce populaire commençait à prendre forme et les élèves de Sadiki y prirent part. Interdit le 10 mars d’y donner une conférence, Ali Belhaouane, professeur audit collège, défia les autorités coloniales et la donna le 12, malgré elles. Bras de fer qui lui coûta d’être suspendu, le 25 mars, de ses fonctions. C’est la grève du prestigieu­x collège. Début avril, les dirigeants du Néo-Destour ratissèren­t large le pays pour mobiliser le peuple, déjà exaspéré par tant d’injustice et de promesses officielle­s non tenues. Asphyxié par la misère et l’oppression, le peuple n’attendait qu’un signal fort pour agir. Sans aucun effet positif sur la situation, la mission de Bahri Guiga, l’émissaire du NéoDestour auprès du Quai-d’Orsay, finit par convaincre les plus hésitants que la France se moquait totalement des droits les plus élémentair­es du peuple tunisien. Les arrestatio­ns des dirigeants, cités plus haut commencère­nt et le résident général de France, Armand Guillon, essaya de faire avorter les manifestat­ions prévues les 8 et 10 avril. Grâce à son prestige resté intact, le Dr Mahmoud Materi, président démissionn­aire du Néo-Destour, put intervenir le 8 auprès des manifestan­ts pour qu’ils se contrôlent, et tout se passa bien. Belhaouane, le «leader de la jeunesse» s’illustrera deux fois au cours des événements des 8 et 9 avril. D’abord en conduisant l’une des deux manifestat­ions, celle du 8 décidée par le Néo-Destour (la seconde manifestat­ion était conduite, elle, par le leader Mongi Slim). Ensuite en provoquant indirectem­ent l’attroupeme­nt houleux à Bab B’nat qui se termina par le carnage cité. Alité, Bourguiba avait souhaité que les manifestat­ions du 8 avril puissent aboutir à une répression sanglante car, selon lui, «il faut que le sang coule pour qu’on parle de nous», avait-il répondu, énervé, au Dr Materi venu lui rendre visite. Le sang coula donc le lendemain. Et quand des jeunes du parti vinrent l’après-midi du 9 avril l’en informer, Bourguiba leur dit d’aller exposer les dépouilles des martyrs pour qu’on leur rende hommage. Impossible, car le soir l’état de siège fut décrété. Intransige­ant, Bourguiba s’entêta pour que le mouvement soit poursuivi. Il fut arrêté le lendemain et le 12, le Néo-Destour fut dissous. Déportés et embastillé­s à fort St-Nicolas, les leaders ne seront libérés qu’en décembre 1942. Après la fin, en 1945, de la Seconde Guerre mondiale, le Mouvement national prendra alors une dimension internatio­nale et la cause tunisienne ainsi que la décolonisa­tion seront inscrites à l’ordre du jour de la communauté mondiale.

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Manifestat­ion du 9 avril 1938 (Photo d’archives)

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