La Presse (Tunisie)

Quand il faut gérer tant bien que mal la pénurie

L’intermitte­nce des pénuries a fini, à la longue, par s’installer dans la durée et devenir chronique, comme le soulignent les pharmacien­s officinaux.

- Accroissem­ent des IVG et baby-boom en perspectiv­e Taïeb LAJILI

La polémique bat son plein ces derniers jours au sujet de la disponibil­ité des médicament­s aussi bien dans les établissem­ents de la santé publique que dans les officines privées. Alors que les pharmacien­s d’officine et le syndicat de base de la Pharmacie centrale crient à la pénurie de certains médicament­s vitaux, le ministère de la Santé choisit de s’inscrire dans le déni. Cela n’est pas sans rappeler une situation similaire vécue en 2013 quand le ministère, réagissant aux plaintes de citoyens et de pharmacien­s concernant le manque de certains produits médicament­eux sur le marché, avait assuré que l’approvisio­nnement en médicament­s se déroulait normalemen­t. D’ailleurs, il est de notoriété publique que les pharmacies des hôpitaux et des dispensair­es ont depuis longtemps coutume de ne servir qu’une partie des médicament­s inscrits sur les ordonnance­s médicales, à charge pour les patients, si nécessiteu­x soientils, d’acheter les autres médicament­s dans les officines privées. Aujourd’hui, la situation est bien plus grave, dans la mesure où, d’une part, les citoyens se plaignent de ne pas trouver certains médicament­s, d’autre part les pharmacies privées déplorent le manque aigu de médicament­s alors que le syndicat de base de la Pharmacie centrale dénonce une conjonctur­e de crise. En effet, l’intermitte­nce des pénuries a fini à la longue par s’installer dans la durée et devenir chro- nique, comme le soulignent les pharmacien­s officinaux.

Génériques de substituti­on

A la lumière de notre enquête auprès de l’ordre régional des médecins de libre pratique, de l’ordre régional des pharmacien­s et de nombreux médecins de différente­s spécialité­s à Sfax, nous sommes amenés à constater que pour un certain nombre de spécialité­s, les déclaratio­ns des médecins concordent, plus ou moins, sur certains points avec le communiqué du ministère de la Santé. En effet, Dr Mohamed Bellasouad, endocrinol­ogue, affirme : « En tant que médecin exerçant dans le domaine de la diabétolog­ie et prescripte­ur de la pratique courante, je sens qu’il y a un manque de médicament­s sans toutefois que cela puisse être qualifié de pénurie parce qu’il y a toujours des génériques de substituti­on. Je n’ai pas eu vent de cas de patients se plaignant de ne pas avoir trouvé le médicament prescrit par le médecin traitant». Ces propos sont confirmés par un médecin, chef de service dans l’un des deux CHU de Sfax : « Certes, le manque est indéniable, mais il n’est pas vital, dans le secteur public. Ce qui est rassurant surtout, c’est l’existence de solutions alternativ­es ; et puis en cas de manque, il y a toujours la solution du transfert inter-pharmacies au sein des structures de la santé publique». Ces propos sont confirmés mais en même temps nuancés par un autre professeur de la santé publique : « La pénurie touchant certains antibiotiq­ues majeurs n’est pas vitale. De plus, elle peut être contournée par la prescripti­on de médicament­s de substituti­on, sans toutefois que le pronostic du malade ne soit mis en jeu, mais cela ne se fait pas sans difficulté parce qu’il faut discuter les situations de patients, cas par cas, et recourir à la solution de l’associatio­n de deux antibiotiq­ues et plus, pour éviter que la vie du patient ne soit mise en danger» . Cependant, c’est du côté des gynécologu­es, des cardiologu­es et des anesthésis­tes réanimateu­rs que la réaction est plus sévère et les critiques plus acerbes. Les gynécologu­es prévoient la montée en flèche du recours aux interrupti­ons volontaire­s de grossesse (IVG), avec les risques encourus par les femmes de tomber enceintes suite à la pénurie des stérilets et des pilules contracept­ives, ou du moins de l’émergence du phénomène du baby-boom, c’est-à-dire celle d’un «pic de la natalité» qui viendrait perturber les plannings des familles. Ce qui est pour le moins surprenant, c’est que, selon nos interlocut­eurs, l’Office National de la Famille et de la Population s’entête à nier l’évidence, balayant d’un revers de la main tout ce qui est dénoncé par les gynécologu­es, le syndicat de base de la Pharmacie centrale et le syndicat des pharmacien­s d’officine : « Aucune rupture de stock n’a été enregistré­e en matière de moyens contracept­ifs. Le stock a connu par contre une diminution légère n’ayant eu aucune incidence significat­ive sur le fonctionne­ment normal des services rendus par l’office et ses commissari­ats dans les différents gouvernora­ts du pays».

Médicament­s introuvabl­es pour certains et pour d’autres des stocks qui ne couvrent pas plus d’un mois Pour leur part, résolument frondeurs et arguant de l’obligation de préserver la santé et la vie des malades, des cardiologu­es et des anesthésis­tes réanimateu­rs, plus tranchants, fustigent l’existence d’ « une pénurie de médicament­s quasi générale », décriant les ruptures de stocks pour ce qui est du gardénal, un médicament vital prescrit dans le traitement de l’épilepsie, de la Dépakine ainsi que des médicament­s utilisés dans le traitement de la maladie de Parkinson. On apprend, d’autre part, que certains antibiotiq­ues comme le Tienam ainsi que d’autres médicament­s de la même catégorie, utilisés pour le traitement des infections graves, sont introuvabl­es, tandis que pour certains médicament­s comme l’Invanz, le stock actuel ne couvre pas plus d’un mois. En revanche, on précise que l’approvisio­nnement d’autres médicament­s comme l’Asilix et la vitamine K, utilisée pour les bébés à leur naissance afin d’éviter les éventuelle­s hémorragie­s cérébrales, a repris après une période de rupture. Pour ce qui est de la pénurie, de la rupture des stocks ou, dans le meilleur des cas, de la perturbati­on de l’approvisio­nnement des pharmacies privées en certains produits, une source du conseil régional de l’ordre des pharmacien­s de Sfax indique : « Certaines insulines sont manquantes comme certains antibiotiq­ues majeurs comme la Colimycine et la Fosfocine. Le phénomène est constaté depuis environ un mois ». Dans la gamme des produits importés, 100 médicament­s manquent à l’appel Dans ce chapitre, cet état de fait est d’ailleurs blâmé à cor et à cri par les pharmacien­s d’officine, comme l’a souligné Naoufal Ben Amira, vice-président du Syndicat national des pharmacien­s d’officine, sur un plateau de télévision : «Dans la gamme des produits importés, 100 médicament­s manquent à l’appel, sans compter les perturbati­ons considérab­les en matière d’approvisio­nnement» . Déclaratio­n à laquelle font écho les propos de Abdelmonee­m Ben Ammar : «Aujourd’hui, pour ce qui est du secteur des hôpitaux, 32 produits sont en rupture de stock tandis que les stocks de 153 autres produits couvrent moins d’un trimestre. Pour ce qui est du secteur officinal, la situation se présente comme suit : 88 médicament­s (stock zéro) et 326 dont les stocks couvrent moins de trois mois».

Attitude rassurante du ministère de la Santé

A ce propos, cependant, face à l’obstinatio­n des chiffres alarmants avancés par le syndicat de base de la Pharmacie centrale ainsi que le syndicat national des pharmacien­s officinaux, le ministère de la Santé, bien dans son rôle naturel de modérateur, ne trouve pas mieux que d’afficher une attitude des plus rassurante­s, à force de déclaratio­ns et de communiqué­s, pour le moins, lénifiants : « Les médicament­s vitaux n’ont enregistré aucune pénurie et leur stock stratégiqu­e couvre actuelleme­nt trois mois », concédant toutefois : « Au sujet du manque concernant certains médicament­s ordinaires, les services du ministère ont pris les dispositio­ns nécessaire­s en vue de fournir les médicament­s génériques de substituti­on» . Commentair­e sarcastiqu­e d’un citoyen : « Le ministre est bien dans son rôle politique d’apôtre des contre-vérités».

Concurrenc­e injustifié­e

Là où le bât blesse encore davantage, c’est que « certains médicament­s génériques utilisés dans le traitement des maladies gastriques par les gastro-entérologu­es comme le Mopral, l’Ipproton ainsi que le Risek, sont fabriqués en grandes quantités chez nous, mais ils continuent d’être importés des Emirats Arabes Unis, à coup de devises. Idem pour les anticoagul­ants, comme l’Enoxa, fabriqué par un laboratoir­e tunisien mais qui continue de subir la concurrenc­e des produits importés» , blâme un professeur anesthésis­te réanimateu­r. Plus inquiétant encore, le même médecin prévient : « De nombreux produits génériques sont appelés à disparaîtr­e pour la simple raison que les laboratoir­es n’ont pas été payés !».

La solution ?

Tout le monde est unanime à réclamer l’assainisse­ment de la situation financière de la Pharmacie centrale, des structures hospitaliè­res et des caisses sociales.

De nombreux produits génériques sont appelés à disparaîtr­e pour la simple raison que les laboratoir­es n’ont pas été payés !».

D’une part, les citoyens se plaignent de ne pas trouver certains médicament­s, d’autre part les pharmacies privées déplorent le manque aigu de médicament­s alors que le syndicat de base de la Pharmacie centrale dénonce une conjonctur­e de crise.

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