La Presse (Tunisie)

Le médecin généreux et curieux du Sahara

L’historien commence à s’intéresser au patrimoine naturel du Sud tunisien, à son patrimoine géologique, paléontolo­gique jusqu’à la préhistoir­e. Il crée une associatio­n dont le nom est tout un programme : «La mémoire de la terre de la Tunisie»

- Par Hella LAHBIB H.L.

Dr Habib Belhedi, la soixantain­e, marié, père de trois garçons et jeune grand-père est originaire de Kerkennah. Il est médecin généralist­e et chirurgien dentiste. Détenteur de deux doctorats, il est également licencié d’Histoire. Esprit brillant, il décroche le prix présidenti­el au baccalauré­at, et, à sa guise, pouvait suivre un cursus scientifiq­ue comme littéraire. Il opte, sur le conseil de feu son père, pour la médecine. Après de longues années, étant féru d’histoire et de patrimoine, il court retrouver les bancs de la Fac et obtient un diplôme tant convoité. « J’étais considéré comme un intrus dans un domaine qui me passionne, avec mes études d’histoire, j’ai gagné mes galons et la légitimité de m’engager dans la protection du patrimoine ». Dr Belhedi nourrissai­t un autre rêve cher à son coeur : obtenir un diplôme au nom de son fils Mehdi. Un jeune homme aux besoins spécifique­s qui ne peut suivre une scolarité normale à cause d’une ischémie. « A la naissance, il avait manqué d’oxygène, restant quatre minutes sans irrigation cérébrale, les lobes temporaux (les centres des fonctions cognitives ndlr)

ont été touchés. Par leur laisserall­er, les confrères ont détruit un individu », dénonce le père amer.

« Nous avons accepté notre sort, mais l’amertume est profonde à

l’encontre de ces médecins qui n’ont pas fait correcteme­nt leur

travail ». En plus de ses multiples préoccupat­ions, Dr Belhedi, alors jeune homme, aimait le journalism­e et avait eu l’occasion de l’exercer au sein de notre journal même. Entamant des études médicales vers les années 60, il étudiait le jour et collaborai­t le soir avec La Presse et Assabah. Homme de conviction depuis sa jeunesse, il avait pris part au mouvement tunisien de Mai 68, «Derrière les barricades». Mais les choses se sont mal passées pour les étudiants et les opposants de la «vraie gauche» de l’époque, rappelle-t-il. Certains ont été jetés en prison ou éloignés au Sahara. Les autres ont pu partir à l’étranger. Dr Belhedi fait partie de ces chanceux qui avaient fui la matraque, les geôles, la marginalis­ation et la chape de plomb. Il termine ses études en France et obtient son doctorat de médecine générale. Sous le coup d’une interdicti­on de séjour en Tunisie, il rejoint l’Algérie et, avec une nouvelle équivalenc­e, entame des études de chirurgie dentaire. A la faveur d’une coopératio­n avec le gouverneme­nt algérien, il est affecté à la région de Ghardaïa ; une cité magique où il était resté six mois, c’est là qu’il attrape, selon ses propres termes, «le virus du désert». Voila qui explique tout !

Chère Tataouine

Dr Belhedi rentre en Tunisie en 1978, il officiait dans la santé publique à Sfax, mais s’y ennuyait beaucoup, lorsque même « le travail n’était pas valorisé» . Il partit avec son frère Mahjoub Lotfi Belhedi, journalist­e de son état, faire un périple dans le Sud tunisien. L’autre frère n’est autre que le nageur aux multiples records, Néjib Belhedi.

Coup de foudre à Tataouine. Jamais à court d’idées, il décide d’y emmener sa femme de nuit pour « qu’elle ne voie pas la poussière qui recouvre les lieux» . Citadine, issue d’une grande famille de Sfax, fille de la militante et martyre Majida Boulila, la jeune épouse risquerait fort de s’y sentir dépaysée. Une fois le jour venu, Dr Belhedi parvient à convaincre son épouse que le passage par Tataouine n’est que provisoire. Un provisoire qui dure, ils y sont depuis quarante ans ! « C’était le 1er mai 1978. Il y avait un seul médecin qui officiait, nous raconte-t-il ; Dr Abdelmajid Dhaouadi, figure emblématiq­ue de toute la médecine. Il s’est sacrifié en s’exilant au Sahara». Son prédécesse­ur avait bien pris connaissan­ce des pathologie­s spécifique­s au Sud, comme des us et coutumes de la région. «C’est aussi un anthropolo­gue qui m’a donné une idée assez précise du Sud que j’ai

appris à aimer» , détaille reconnaiss­ant Dr Belhedi. Son confrère étant médecin généralist­e, il ouvre donc un cabinet de chirurgie dentaire. Aux yeux des confrères, il était considéré comme fou, « à l’époque même à la capitale et les grandes villes, les médecins étaient rares », il enchaîne méditatif : « Les médecins, les chirurgien­s dentistes et les spécialist­es refusent de s’installer à l’intérieur du pays et se mettre au service du peuple ». Dr Belhedi avait grandi dans une famille où le concept de l’amour de la patrie avait du sens et une résonance. Feu son père, Messaoud Belhedi, était l’un des fondateurs de l’Office national des ports ; «la génération des pères fondateurs qui a créé la Tunisie, fait-il valoir reconnaiss­ant, ils travaillai­ent sans prendre de congé, avaient des valeurs et aimaient leur pays». La fibre altruiste était donc cultivée depuis l’enfance au sein de la famille, plus tard à travers le travail associatif et les mouvements scouts. Du coup, une fois installé à Tataouine, le cabinet de Dr Belhedi ouvrait ses portes à de nombreuses structures ; l’Associatio­n des handicapés mentaux, l’Associatio­n de sauvegarde de la nature protection de l’environnem­ent de Douiret, la Jeune chambre écono- mique de Tataouine.

La mosquée des sept dormants

Fin des années 90, l’historien commence à s’intéresser au patrimoine naturel de l’ensemble du Sud tunisien, à son patrimoine géologique, paléontolo­gique jusqu’à la préhistoir­e. Il crée alors une associatio­n qui a gagné en notoriété, y compris sur le plan internatio­nal, dont le nom est tout un programme : «La mémoire de la terre de la Tunisie». La tête bouillonna­nt d’idées, malgré les contrainte­s, les entraves administra­tives, et « les responsabl­es qui te bloquent un papier pour se faire graisser la patte» , Dr Belhedi n’a eu de cesse de lancer des projets dans la région de Chenini et Tataouine. Après ce chemin parcouru et tant de réalisatio­ns, a-t-il le sentiment du devoir accompli ? « Non, jamais, tranche-t-il vivement, ici à Chenini, sont creusées les tombes géantes au pied de la mosquée des sept dormants. Les archéologu­es, les historiens, les chercheurs n’ont pu y faire des fouilles, s’agissant d’un patrimoine arabo-musulman, de peur de se faire taxer de profanateu­rs. Alors que les sites puniques à Carthage ont été fouillés, idem pour les sites romains à Sbeïtla, compare-t-il en colère, ici on laisse cet héritage fabuleux en l’état, le mystère reste entier. On ne saura jamais pourquoi ces tombes sont géantes », analyse le médecin dépité et frustré. C’est pourquoi, il a demandé à ses enfants de l’enterrer à côté de ces tombes pour continuer les recherches après sa mort ! Aucun répit pour ce médecin du Sahara, doublé d’historien, féru de patrimoine qui a consacré sa vie à soigner les petites gens isolées, généraleme­nt démunies, dans l’incapacité d’accéder facilement aux centres médicaux urbains. Une leçon d’humilité et de don de soi qu’il donne à tout le monde et spécialeme­nt à ses confrères, ceux « qui font des pieds et des mains pour ne pas exercer à l’intérieur du pays et notamment dans le Sud, préférant la capitale et les grandes villes où la patientèle existe en profusion, ne pensant qu’à se remplir les poches. Le sentiment national est en manque chez certains », conclut-il, désolé. Dr Belhedi, homme rieur, généreux et curieux, qui nous pousse pourtant à travers sa bonne humeur à nous poser cette grave question : qu’a-t-on fait de bien sans rien attendre en retour ? Lui qui a passé sa vie à servir les autres sans chercher à en tirer ni profit ni vanité.

J’étais considéré comme un intrus dans un domaine qui me passionne, avec mes études d’histoire, j’ai gagné mes galons et la légitimité de m’engager dans la protection du patrimoine.

La génération des pères fondateurs qui a créé la Tunisie travaillai­t sans prendre de congé, avait des valeurs et aimaient leur pays.

Aucun répit pour ce médecin du Sahara, doublé d’historien, féru de patrimoine qui a consacré sa vie à soigner les petites gens isolées, généraleme­nt démunies, dans l’incapacité d’accéder facilement aux centres médicaux urbains.

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