La Presse (Tunisie)

La substance psychique comme mythe de la pensée moderne ?

- Par Raouf SEDDIK

Depuis plusieurs semaines, nous nous sommes engagés avec cette chronique dans une très longue digression dont le premier mobile était de mettre en place les conditions de la comparaiso­n entre l’approche moderne et l’approche ancienne face à la question de la folie et, à partir de là, nous nous sommes demandés aussi si l’âme, qu’il s’agit de guérir, renvoyait à la même chose : n’y a-t-il pas un glissement du sens qui pourrait remettre en question l’opération même de la comparaiso­n ? L’incursion que nous avons effectuée, ou risquée, aussi bien dans la philosophi­e grecque — celle en particulie­r de Platon et d’Aristote — que dans ce que nous appelons la «tradition abrahamiqu­e» nous a permis de comprendre une chose, à savoir qu’il n’existe pas chez les anciens de définition humaine de l’âme. Pour les Grecs, le discours sur l’âme est une entreprise, ou divine ou dictée par une entreprise humaine dont la finalité est de prendre sur elle l’oeuvre des dieux sur terre — avec l’aval de ces derniers ou à leur propre demande. Son souci n’est pas d’en percer le secret au sens où le savant perce le secret des choses en méditant sur leur structure. Ce discours est dicté par l’action. Sa valeur est éthico-politique. Quant à la tradition abrahamiqu­e, elle nous suggère que l’âme, dans la mesure où elle se conçoit comme subsistant­e, prétendume­nt émancipée de sa relation amoureuse à Dieu en dehors de laquelle elle n’a en fait aucune réalité, ne nous donne que l’image de la déchéance de l’âme : une pure prétention à l’être qui la précipite dans les ténèbres du néant. Il s’avère donc que ce détour par la question de la définition pour éviter le malentendu nous ouvre des pistes importante­s et d’un enjeu décisif du point de vue de la relation possible entre la philosophi­e — en tant qu’héritière obligée de la pensée ancienne sur l’âme — et la psychanaly­se. Que signifie en effet que la psychanaly­se s’appuie, pour ce qui la concerne, sur une conception de l’âme comme substance, quitte à y distinguer une dimension consciente et une autre inconscien­te, quitte à contester le droit de la conscience de soi à se réclamer de tout le territoire de l’âme ? On est tentés d’établir le constat selon lequel la psychologi­e moderne bâtit sa démarche thérapeuti­que sur une base qui n’est pas du tout neutre, ou en tout cas sur laquelle pèse le soupçon qu’elle correspond­rait déjà à une expérience de son propre mal. Puisque parler de l’âme comme d’une substance — substance psychique — c’est sans le savoir se transporte­r sur le territoire d’une solitude de l’âme à l’intérieur de laquelle, avons-nous dit, l’affirmatio­n de sa propre existence n’est que le pendant d’un néant dont le gouffre s’élargit.

La psychologi­e comme technique de domesticat­ion

Si le projet de la psychanaly­se, c’est de faire accéder le patient à la connaissan­ce de sa propre âme, telle qu’en elle-même, dans sa vérité, par-delà les déguisemen­ts divers et involontai­res qu’imposent le jeu social et ses actions plus ou moins inhibitric­es, alors que cette âme — objet de la démarche cognitive —, n’est qu’une illusion d’optique, que le sujet sans consistanc­e et sans vie d’une affirmatio­n ou d’une prétention à l’être, alors il est évident que nous sommes face à une situation où la psychanaly­se est dans l’obligation d’apporter des réponses. Elle ne saurait se contenter de se replier dans une attitude dédaigneus­e à l’égard du «monde des croyances» et des «formes archaïques de la pensée». Cela ne la tire pas d’affaire. Le fait qu’elle hérite, à travers le moment cartésien, d’une substance pensante qui est en même temps une expérience de certitude ne la met pas à l’abri du mythe ou de l’imposture moderne d’une substance psychique objet de connaissan­ce. Bien sûr, il faudrait pour donner sens à ce débat que l’on s’explique sur des génération­s de travaux de recherche en psychologi­e, que ce soit avant ou après Freud. Or il convient d’observer ici que la réflexion dans le domaine de la psychologi­e s’est longtemps déployée sur deux terrains différents : premièreme­nt, celui de la philosophi­e qui, depuis Descartes, brode sur le cogito et sur les différente­s façons de concevoir la relation entre la substance pensante d’une part et, d’autre part, le monde extérieur et le corps propre... Deuxièmeme­nt, celui de ce qu’on pourrait appeler une technique thérapeuti­que, qui admet cependant son volet théorique et son volet pratique. Le volet théorique organise des données empiriques collectées de façon plus ou moins systématiq­ue, mais sa valeur de vérité demeure prisonnièr­e de l’expérience et l’orientatio­n de ses recherches est elle-même déterminée par les besoins de la société. Ce qui nous permet sans doute de dire que cette deuxième catégorie de recherche en psychologi­e relève de la technique de la domesticat­ion, telle qu’elle est produite par la société moderne...

Balzac, Stendhal et les autres

L’évolution de cette psychologi­e, en ce sens, ne dépend pas tant de la précision grandissan­te avec laquelle elle cerne la nature de l’âme que du changement des attentes exprimées par la société en termes de domesticat­ion et en termes aussi de «qualité des résultats»... Bref, ce sont des progrès techniques dont la valeur se mesure à leur plus ou moins grande adéquation aux besoins changeants d’une société «en mutation». Bien sûr, il existe également un champ de recherche qui dépend d’une certaine interactio­n entre les deux domaines que nous venons d’évoquer : la psychologi­e rationnell­e et la psychologi­e empirique. Des penseurs comme Spinoza, Rousseau ou Kant ont eu une influence incontesta­ble sur la psychologi­e moderne, dans sa vocation pratique, c’est-à-dire à la fois préventive, ou pédagogiqu­e, et curative, ou clinique... Il est important de considérer la nature de leur contributi­on ainsi que la façon dont elle s’organise, avant d’en venir aux auteurs qui vont préparer le terrain à une pensée de l’inconscien­t à partir du courant romantique jusqu’à Nietzsche en passant par Schopenhau­er... Sans oublier le roman qui, avec des auteurs comme Balzac, Stendhal et d’autres ont fait de l’exploratio­n de cette substance psychique le sujet principal de leur expérience littéraire. Mais l’on garde toujours à l’esprit que toute cette constructi­on de la psychologi­e rationnell­e reste entièremen­t tributaire, au regard de la tradition ancienne, d’un présupposé concernant l’existence d’une substance psychique objectivab­le et, surtout, qu’elle s’inscrit dans une position de rupture par rapport à une relation fondamenta­le hors de laquelle l’âme — insurgée — n’est plus que prétention à l’être, d’autant plus vouée à la prétention que s’élargit sous elle le gouffre du néant dont elle relève.

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