Damas et Homs subissent la puissance de feu occidentale
Limitée dans le temps, circonscrite dans l’espace, l’opération militaire qui a fait l’objet de spéculations durant plusieurs jours a bien eu lieu, malgré les menaces russes et les mises en garde du régime syrien... Ses motifs - répondre à une utilisation
Limitée dans le temps, circonscrite dans l’espace, l’opération militaire qui a fait l’objet de spéculations durant plusieurs jours a bien eu lieu, malgré les menaces russes et les mises en garde du régime syrien... Ses motifs — répondre à une utilisation présumée d’agents chimiques à Douma de la part de l’armée syrienne — n’ont pourtant jamais cessé de soulever des questions quant à leur sérieux...
Ainsi l’Occident a frappé. Dans la nuit de vendredi à samedi, les Etats-Unis, la Grande Bretagne et la France ont joint leurs forces pour s’attaquer à plusieurs cibles autour de Damas et de Homs. Nous sommes loin de certains précédents qui ont fait craindre à beaucoup de nos concitoyens la répétition de scénarios du passé, comme celui des frappes sur Bagdad en 2003... Même les chaînes de télévision du régime syrien, qui commentaient l’événement, dès les premières heures de la journée d’hier, avaient curieusement pris soin de montrer que la vie suivait son cours dans le pays. Aucun signe de panique : des voitures circulent sur les grands axes de la ville, de grands rond-points arborent leur magnifique jet d’eau et le président syrien, Bachar alAssad, est montré arrivant sans protection dans les locaux de la présidence, porte-document à la main, sans la moindre nervosité... Les habitants interrogés parlent avec passion, apportent leur soutien au régime, mais aucune place n’est laissée à l’hystérie. Il n’y a pas de doute pourtant que la tension soit réelle. De l’aveu même de Theresa May, qui a donné une conférence de presse hier matin, l’attaque conjointe a dépassé en importance celle qui avait été lancée en avril dernier par les Etats-Unis contre l’aéroport militaire de Shayrat, près de Homs. Côté russe, on affirme que de nombreux missiles ont été interceptés. L’information n’est pas confirmée par d’autres sources. Mais dans l’hypothèse où la chose serait vraie, cela laisse supposer que sans la présence du dispositif d’interception, des dégâts autrement plus importants auraient pu survenir... Et dans la mesure où Damas, la capitale, a été ciblée par l’attaque, à travers certains bâtiments, on peut aisément imaginer leur ampleur.
L’humanitaire : motif ou prétexte ?
Il est encore tôt aujourd’hui pour évaluer les pertes syriennes en termes de matériel et de bâtiments militaires. Fort heureusement, il semble qu’il n’y ait pas de pertes humaines : «Il n’y a aucune victime au sein de la population civile ou de l’armée syrienne», a affirmé Sergueï Roudskoï, chef des opérations à l’état-major russe. Venant de sa part, nous avons quelque raison d’accorder du crédit à l’information. Ainsi, si cette attaque est bel et bien terminée, comme l’assurent ses protagonistes, on peut dire qu’elle a été circonscrite dans l’espace et dans le temps. Mais les conséquences, elles, ne font que commencer... La Russie, dont la présence sur le terrain a joué un rôle indéniable de bouclier, a promis d’y répondre. Cette attaque, elle l’a dénoncée comme un affront : «Une insulte au président russe», a affirmé Anatoli Antonov, ambassadeur russe à Washington. Il ne fait quasiment pas de doute que cet affront ne demeurera pas sans réplique. D’ores et déjà, Moscou a convoqué une réunion d’urgence du Conseil de sécurité. Les jours prochains nous diront quelle suite Moscou entend donner à cette affaire. Mais la grande question, qui concerne le monde entier, est la suivante : s’il est en effet très préoccupant que des belligérants recourent à l’arme chimique pour venir à bout d’une résistance; s’il est encore plus préoccupant que ce recours se banalise par absence de réaction de la part de la communauté internationale; n’est-il pas également préoccupant, encore plus préoccupant même, que certains utilisent, avec légèreté, l’argument du recours à l’arme chimique pour s’autoriser des agressions ? Les trois pays qui ont mené l’attaque contre la Syrie ont parlé de preuve d’une utilisation par l’armée syrienne d’agents chimiques dans la Ghouta, le 6 avril dernier, mais ils se sont contentés d’apprécier, seuls, la valeur probante de leurs preuves. La thèse russe selon laquelle il y aurait eu une «mise en scène» savamment préparée par des services de renseignement pour faire croire à une attaque chimique n’a pas reçu de réponse. Les enquêteurs de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC), qui devaient se déplacer sur les lieux et dire leur mot, n’ont pas été attendus... Pourquoi donc leur avoir demandé de faire leur travail si on le juge inutile ?
L’argument d’un contexte nouveau ne suffit pas...
Encore une fois, il ne s’agit pas de sous-estimer l’importance qu’il y a à neutraliser l’armement chimique — sa mise au point dans les laboratoires, sa production dans les usines, puis son stockage dans des hangars — dans tout processus de pacification. La Syrie est un pays souverain, mais c’est aussi, on ne l’oublie pas, un pays en situation de guerre civile. On ne nie pas que, du point de vue de certaines parties qui sont appelées à être demain des partenaires dans la reconstruction politique du pays, l’existence d’une telle arme à la disposition d’une partie à l’exclusion des autres, indépendamment même de la question de son utilisation effective, représente un motif de déséquilibre inacceptable dans le jeu des forces en présence... On ne nie pas non plus que l’existence d’un arsenal chimique peut compliquer la mise en place de conditions en vue de relations plus apaisées au niveau régional, et ce point est capital pour peu que l’on veuille apprécier à leur juste valeur les raisons de l’attaque d’avant-hier, par-delà ses raisons humanitaires mises en avant. (Bien sûr, sur ce point, il faudrait envisager le problème dans sa globalité, en considérant tous les pays de la région, et toutes les armes de destruction massive qui peuvent être à leur disposition, dont le nucléaire !) Bref, on peut faire preuve de responsabilité dans la prise en compte de tout ce qui constitue un obstacle à la création d’un contexte nouveau, aussi bien à l’intérieur de la Syrie, qu’au niveau régional, et cependant juger que le fait de jouer avec l’argument du chimique, sans preuve, et avec le risque d’avoir inventé une affaire de toute pièce, cela représente une dérive grave. Il n’est pas question de défendre la thèse, naïve, d’un Bachar aimant son peuple : on ne partagera pas l’injure faite à tous les innocents, morts sous les coups de son armée et de sa police, que ce soit avant ou après les événements de 2011. Faire croire que ses victimes ont toutes été d’abominables terroristes, est une façon de prendre ses aises avec la vérité historique que nous n’approuvons pas. Mais, pour autant, on n’apportera pas son soutien à ceux qui, de leur côté, sont prêts à berner l’opinion pour justifier leurs menées, pour fabriquer des cibles faciles en se drapant dans le bon droit de celui qui vient au secours des populations... L’action humanitaire vaut mieux que cela et ne souffre pas qu’on l’instrumentalise de la sorte.