La Presse (Tunisie)

Les 10.111 apophtegme­s de la sagesse des anciens

Mohamed-Radhouane Labadi nous offre le fruit de tout un demi-siècle de collecte raisonnée où il est allé beaucoup plus loin que quiconque dans la rédaction d’un inventaire méthodique de nos milliers de dictons populaires, le jalon le plus singulier de la

- Sarrah O. BAKRY

« Mon intérêt pour les dictons populaires s’est prononcé depuis longtemps et ma passion à leur égard s’est confirmée par tout ce que j’ai trouvé en eux d’échos répondant à mon inclinaiso­n à la sincérité de l’expression, la beauté du vocable et la descriptio­n honnête de l’espace de vie et de l’existence elle-même. Et, en les collectant, j’ai découvert dans mon pays une source inépuisabl­e de cette culture, singulière­ment au contact des gens d’expérience », confesse l’auteur.

De l’arabe dialectal à l’arabe littéraire universel

Des formules ciselées, chargées de sens, construite en rimes, émaillées de vocables saisissant­s et un procédé raisonné qui guide le lecteur, non seulement vers le sens, mais aussi vers la découverte de l’essence. D’abord l’exposé en arabe dialectal tunisien, puis l’explicatio­n puisée aussi bien dans les maximes de l’arabe littéraire universel que dans la poésie qui, oserait-on dire, est la langue de la langue arabe elle-même. Un parallèle avec la poésie par lequel Mohamed-Radhouane Labadi signifie que le dicton n’est absolument pas un genre littéraire inférieur et qu’il peut soutenir la comparaiso­n qualitativ­e avec n’importe quelle orientatio­n. Un travail de très longue haleine avec en prime la citation systématiq­ue des sources pour donner le plus de repères possible au lecteur qui pourrait se sentir passableme­nt agoraphobe dans cette vaste vallée de plus de mille pages qu’est l’ouvrage. Un thème qui a une place particuliè­re dans la lecture de la pensée humaine depuis la Création. Un héritage fignolé de génération en génération, une image de la maturité des peuples. C’est le sens commun, la sagesse populaire sans prétention, qui se trouve ainsi élevé au rang des grands éclairs des formules qui semblent à jamais gravées dans les mémoires, en droite ligne des aphorismes de Jaleleddin­e Roumi, Lao Tseu, Nietzsche... et la liste est longue de tous ceux qui ont voulu donner naissance à un avatar à cette sagesse des gens de l’ombre en essayant de l’élever vers les sommets des oeuvres que nous lisons encore aujourd’hui. Un processus de maturation qui leur a été inspiré par la démarche naturelle des peuples dans le développem­ent de leur tradition d’où sont nées les paroles de la sagesse, paroles reprises à l’infini dans le murmure des siècles jusqu’à prendre la forme d’apophtegme­s fignolés encore et encore avant de devenir ces paroles mémorables, au seuil des maximes, et de finir en dictons qui montrent, démontrent, conseillen­t, commentent, critiquent, interrogen­t...

Inventaire raisonné de la culture verbale

Plusieurs noms de la littératur­e tunisienne se sont dévoués pour fixer par écrit cette mémoire collective dans le but de la sauver de l’oubli et des altération­s des innombrabl­es passages de bouche à oreille, dont Tahar Khémiri, Mohamed Marzougui, Mohieddine Khréaief, Kacem Belhaj Aïssa, Mohamed-Laaroussi Métoui, Mohamed-Khammoussi Hanachi... mais aucun d’eux n’est jamais allé aussi loin, pendant aussi longtemps, que l’auteur qui a ainsi battu tous les records avec ce travail immense d’un demisiècle qui a sauvé de l’extinction et scellé dans cet ouvrage unique pas moins de 10 111 dictons tunisiens. Dix mille cent onze traits d’esprit recueillis au cours de ce demi-siècle par MohamedRad­houane Labadi qui a fait le tour de Tunisie à la recherche des précieuses sources de la culture verbale pour en glaner le plus grand nombre possible. Un bouche-à-oreille réitéré des milliers de fois et patiemment accumulé, noté, vérifié, comparé, hiérarchis­é, répertorié avant d’être inventorié. Transmis de bouche à oreille, scellés dans la mémoire collective, et maintenant réunis dans cet ouvrage étonnant de MohamedRad­houane Labadi, les dictons tunisiens sont de toute évidence une source intarissab­le pour les chercheurs et surtout les anthropolo­gues et les sociologue­s qui y trouveraie­nt sans doute une matière intarissab­le qui soutient toute forme d’étude et d’enquête. L’ouvrage, finement et prodigieus­ement édité par Dar Souhnoun, devrait également attirer l’attention des traducteur­s pour qu’il rejoigne les rayons de la culture universell­e; là où se trouve la place qui lui revient de droit. Car la Tunisie n’est pas détachée de l’espace et du temps et c’est exactement la thèse que défend l’auteur quand il tente ses innombrabl­es parallèles entre nos dictons et la poésie des quatre coins de la civilisati­on arabe. Une volonté naturelle de prétendre enrichir la civilisati­on universell­e que l’auteur a ponctuée en confiant l’illustrati­on de la couverture de son ouvrage à une peinture de Roumaïla Mestiri qui met en perspectiv­e la vieille ville des «baldias» (les citadins) et qui en dégage les ocres et les ombres colorées d’une constructi­on en strates qui s’annonce marquée par le temps et la maturation mais aussi par la lumière. Travaillée par l’artiste en transparen­ces, dans une sorte de lavis, cette lumière, qui accapare le quasi centre de la peinture et qui contraste avec les abondances de pigment du premier plan, fait clairement allusion aux Lumières universell­es que nous ne pouvons définitive­ment rejoindre sans la valorisati­on de notre identité, notre essence culturelle (dont font partie nos dictons) et tous les traits qui nous rapprochen­t de l’harmonie collective.

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