La Presse (Tunisie)

Quitter, ce n’est pas trahir

- Par Nadia ZARGOUNI N.Z. * Elève en classe de 1ère au lycée PMF Tunis, Premier Prix d’excellence au Concours d’Eloquence HEC Carthage avril 2018

ON n’est pas sérieux quand on a 17 ans. On n’est pas sérieux quand on a 17 ans et c’est pourtant bien à cet âge que doit être fait le plus douloureux des arbitrages, et nous voilà réduits à tracer d’un marqueur indélébile notre avenir académique et profession­nel. Les questions submergent nos âmes torturées et quand vient la nuit, dans une confidence, nous demandons au Destin «où nous emmèneras-tu Ô capitaine mon capitaine ?», Destin qui répond souriant « allez viens, j’t’emmène au vent, je t’emmène au-dessus des gens »… Car voilà qu’à l’aube, nous nous apercevons que l’un de nous a pris la barque, vers le large. L’un de nous, à mesure qu’il s’éloigne, construit son identité de héros. Pourtant, il entend déjà les rumeurs sourdes des sirènes envieuses qui cherchent à couler son embarcatio­n de fortune. Et dans leurs chants, on distingue à plusieurs reprises le mot «trahison». On perçoit l’amertume des injures proférées contre celui qui a quitté sa terre. Les sirènes chantent à la gloire de ceux qui n’auront pas quitté le nid, et maudissent ceux qui ont daigné explorer des horizons plus vastes, ayant abandonné leurs petits camarades. Est-ce le chant des sirènes que nous devons écouter ? Doit-on pousser à bout ceux qui ont su s’extirper de leur zone de confort ? Est-ce bien sensé que de couler son compatriot­e migrateur, de transforme­r par ses simples dires son embarcatio­n pour la gloire en radeau de la méduse ? Quitter, ce n’est pas trahir : en revenant à l’essence des choses, les Hommes en bêtes de sommes ont érigé des murs auxquels ils se heurtent. Dans le monde actuel, les frontières ont été brisées et toute notre vie s’est organisée de manière à être sans limites, de ce fait ce n’est pas trahir que de faire cause commune avec un pays étranger, quand l’Etranger n’est plus.

La richesse pharaoniqu­e de l’exode réside dans l’élévation qu’elle procure à l’esprit et dans sa façon de faire ressortir le meilleur de soi. Ainsi, pour construire une République des savants dans sa nation, il faut envisager un amour platonique avec son pays, l’amour physique seul ne pouvant combler les besoins de celui-ci. Alors quand vient la nuit, que les âmes torturées par un dilemme qui les consume viennent à se demander s’il vaut mieux quitter le pont pour ne pas perdre pied, quitte à laisser les autres marins sur le navire chavirant, je leur murmure les vers de Lord Alfred Tennyson qui autrefois me sauvaient : «Venez mes amis, Il n’est pas trop tard pour partir en quête D’un monde nouveau Car j’ai toujours le propos De voguer au-delà du soleil couchant Et si nous avons perdu cette force Qui autrefois reliait la terre et le ciel, Ce que nous sommes, nous le sommes; Des coeurs héroïques et d’une même trempe Affaiblis par le temps et le destin, Mais forts par la volonté De chercher, trouver, lutter, et ne rien céder.» Âmes torturées, veuillez vous souvenir qu’accomplir quelque chose de grand, servir l’humanité ne peut passer que par un dépassemen­t des frontières. Il est fou à lier celui qui est prêt à sacrifier l’exercice de son humanité et la volupté du désir d’émancipati­on et de grandeur au nom de je ne sais quelle reconnaiss­ance factice de ses pairs embourbés dans une société moralisatr­ice mais peu tournée vers la quête du bonheur, du vrai. Car enfin puisez du fond de votre mémoire les figures sorties de l’ombre en sortant de leur patrie. Souvenez-vous d’Alyssa qui a bâti la civilisati­on carthagino­ise en quittant la Phénicie, souvenez-vous de Gandhi qui a quitté l’Inde dans un climat de chaos pour l’Afrique du Sud, afin de mieux reconstrui­re sa mère patrie.

Quitter n’est pas trahir : sacrifier les siens pour partir n’est pas la condition sine qua non de la migration. Le monde n’est pas peuplé que d’Agamemnon, il est aussi parsemé d’Ulysse qui, après un long périple, rentreront pleins de sagesse.

Jeunes âmes torturées, traversez les grands espaces, frayez-vous un chemin entre les déchets du monde dans lequel vous vivez et les masses qui sifflent entre leurs dents comme des serpents. Errez, hors d’ici, hors du temps, pour que les pulsations reprennent. Brandissez bien haut votre drapeau de citoyen du monde. N’ayez pour simple passeport que votre audace et votre talent, honorez votre peuple en le confrontan­t à d’autres. Osez vous retirer d’un monde que vous avez trop connu, d’un monde qui vous assomme dans sa banalité, pour mieux l’apprécier en temps venu. Gardez un doux souvenir de votre pays, de son parfum et de sa saveur, comme le souvenir d’un amant qu’on quitte pour apprendre à le retrouver. Car il est apatride, celui qui empêche le vol des oiseaux migrateurs en cantonnant son patriotism­e au rôle de cage. Assumez votre nomadisme, seul état naturel de l’être. Acceptez votre refus effronté d’une situation qui ne vous sied plus. Aiguisez vos armes : l’esprit critique, la connaissan­ce, la vertu, et battezvous jusqu’au sang contre l’ignorance des hommes. Prouvez que ceux qui rêvent d’ailleurs, ceux qui lèvent la tête vers l’horizon azur ne sont pas des kamikazes. Jeunes âmes torturées, montrez les crocs, engloutiss­ez la vie, sous toutes ses formes, dans tous les espaces temps. Parce que quand viendra la nuit, vous seuls serez en possession du gouvernail, vous seuls, en prophète, rejoindrez la Terre promise. Ceci est une invitation au voyage, fermez les yeux, vous n’avez plus peur.

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