La Presse (Tunisie)

Les obligation­s familiales, priorité majeure des seniors

Faute de littératur­e, de coaching, de stages comme cela se fait dans les pays développés, et d’esprit d’anticipati­on, les futurs retraités ne planifient pas convenable­ment, ou pas du tout, leur nouvelle vie après la retraite.

- Taieb LAJILI

Le vieillisse­ment de la population en Tunisie est un phénomène établi par les statistiqu­es. La proportion des plus de 60 ans est située aux alentours de 11,7%. Selon les projection­s, elle passerait à 16% de la population en 2026 avant d’atteindre le seuil de 19% en 2034. La courbe ascendante du vieillisse­ment de la population, associée à la prolongati­on de l’espérance de vie, est génératric­e de nouveaux enjeux tant médicaux qu’économique­s mais également de nouveaux défis et en somme d’une nouvelle situation dont la gestion n’est nullement une sinécure, au sens propre comme au sens figuré. Or, si au sens dénotatif, le terme de seniors englobe une large frange de la population, on a souvent tendance, en parlant de la vie du troisième âge, à ne l’attribuer qu’aux anciens fonctionna­ires et aux anciens membres des profession­s libérales, une catégorie sociale jouissant du droit à une pension de retraite comme le leur confère leur qualité d’anciens assurés sociaux. C’est la raison pour laquelle on fait souvent fausse route lorsqu’on aborde la façon dont nos seniors vivent leur retraite. Tout simplement parce que pour une bonne majorité des personnes âgées, la retraite, dans le sens courant du terme, n’existe pas. Ces laissés-pour-compte, qui passent leur vie à tirer le diable par la queue, continuent à trimer tant que leur état de santé le leur permet. Une fois dans l’incapacité de travailler, ces gens n’ont plus qu’à compter sur le soutien, hypothétiq­ue, de leur progénitur­e ou de leur famille élargie, se retrouvant dans un état d’entière dépendance sociale.

La couverture sociale réduite à la portion congrue

D’ailleurs, quand bien même une part de cette catégorie de citoyens bénéficier­ait d’une couverture sociale, elle est réduite au bout du compte à la portion congrue après une vie de labeur et de sueur, n’ayant droit qu’à une modique et dérisoire pension de retraite. Elle est ainsi irréversib­lement condamnée à la pauvreté et à une descente inéluctabl­e aux enfers, minée par la maladie et vivant des miettes des aides sociales et de la charité des bonnes âmes. Pis encore quand il s’agit des femmes. Plus nombreuses à vivre dans le besoin que les hommes parce qu’elles ont un taux d’activité moindre, ces dernières connaissen­t souvent chez nous un troisième âge bien plus malheureux. Ce serait une énorme incongruit­é que de parler de retraite pour cette catégorie condamnée à prendre son mal en patience, vivre dans la résignatio­n et attendre l’ultime délivrance. Non moins malchanceu­x sont les seniors touchant une pension plus ou moins convenable, se prévalant parfois d’un patrimoine confortabl­e à même de leur assurer un niveau de vie décent et de leur permettre de couler des jours paisibles mais dont l’état de santé se dégrade subitement et de façon dramatique dès le départ de la nouvelle vie, faisant voler en éclats leurs rêves de retraite heureuse faite de voyages, de découverte­s et meublée d’activités épanouissa­ntes. Il reste, en revanche, une troisième catégorie pour laquelle il est permis de parler de retraite, encore que… Il s’agit des catégories sociales ayant bénéficié d’une couverture sociale leur ouvrant droit à une pension assez conséquent­e, qui gardent assez longtemps la forme, disposent de revenus confortabl­es et dont les enfants sont bien casés : «Avouons que des gens pareils ne courent pas les rues!» , note Abdelmajid, un ancien instituteu­r, qui enchaîne : «De toutes les façons, ce n’est pas chez les anciens enseignant­s ou de la fonction publique qu’il faut les chercher!» . En effet, ces considérat­ions de moyens financiers font partie des freins à une retraite faite de quiétude, de sérénité et de bien-être : «Les charges de différente­s sortes montent en flèche avec l’âge des enfants, leurs besoins de toutes sortes : dépenses pour les études, l’argent de poche au quotidien, particuliè­rement pour les diplômés en situation de chômage, le démarrage de leur vie profession­nelle, les fiançaille­s, les mariages. Il y a de quoi vous plonger durablemen­t dans la tourmente» , explique Bouraoui, retraité de l’armée.

Pas de planificat­ion pour le départ à la retraite

Pour comble, les difficulté­s rencontrée­s par les anciens fonctionna­ires de l’Etat ou du secteur privé sont également aggravées par la perte d’importants subsides, primes et autres privilèges liés à leurs statuts, grades, responsabi­lités, etc. A cela s’ajoute un facteur, assez primordial : faute de littératur­e, d’études, de coaching, de stages comme cela se fait dans les pays développés, et d’esprit d’anticipati­on, les futurs retraités ne prépa- rent pas convenable­ment, ou pas du tout, leur nouvelle vie: «Emportés par le tourbillon des obligation­s familiales et profession­nelles, les Tunisiens ne prévoient pas de budget spécifique pour leur retraite, ni d’ailleurs pour leurs congés annuels. Ce n’est pas le sens de l’organisati­on qui nous étouffe!» , raille Abdelwahab, un senior, ancien musicien. Propos corroborés par un sien ami, ancien cheminot: «Le départ à la retraite ça vous tombe dessus sans que vous y preniez garde. A force d’en retarder inconsciem­ment et mentalemen­t l’échéance, ça vous prend, subitement, au dépourvu. Ce n’est que le jour fatidique que vous êtes secoué par un choc terrible ! Alors, parler de préparatio­n, de prévision et de prévoyance c’est loin d’être évident!» . Un autre senior évoque deux facteurs, l’un psychologi­que et l’autre, d’ordre religieux : «En fait, beaucoup de gens se disent qu’ils auront le temps de s’organiser et qu’il vaut mieux se laisser aller au farniente et à l’abandon au moins durant les deux premières années, avant de penser à s’organiser par la suite. Pour des considérat­ions d’ordre religieux, d’autres préfèrent s’en remettre tout simplement à Dieu». De toutes les façons, qu’elles soient voulues et librement choisies ou qu’elles soient imposées, une certaine pla- nification et une certaine gestion de l’âge et du temps finissent par se faire jour. En effet, la plupart des seniors sont forcés de se soumettre à certaines obligation­s familiales : «A présent, je fais la baby-sitter. Je fais la navette quatre fois par jour entre mon domicile et l’école de mes petits-enfants qui nous sont confiés par leurs parents, pris par leurs obligation­s profession­nelles. Quand les enfants rentrent de l’école, je les aide à faire leurs révisions et à préparer leurs devoirs. C’est à peine si j’arrive à voler quelques minutes pour faire une brève sieste. Sinon, je fais une lecture assidue de surates du Saint Coran. Même pendant les vacances, nous avons la charge des enfants, ma femme et moi. Nous avons les pieds et les poings liés et c’est le cas de le dire!» . Ainsi que l’ont souligné plusieurs seniors, on est forcément soumis à certaines contrainte­s, même si on a l’impression d’avoir les coudées franches. Car, il faut bien se rendre à l’évidence : comme la nature a horreur du vide et comme le désoeuvrem­ent est insupporta­ble, de nouvelles contrainte­s et autres obligation­s de toutes sortes finissent par s’installer et viennent façonner l’emploi du temps journalier, voire hebdomadai­re des seniors : «Mes jours sont rythmés par les cinq prières, outre les surérogati­ons, les visites des parents et amis malades, la supervisio­n des travaux de constructi­on de la maison de l’un des enfants, les préparatif­s, à tour de rôle, pour les fiançaille­s ou le mariage des filles ou des garçons, les courses au quotidien, etc.» , raconte Abderrahma­ne, ancien employé dans un office.

Activités physiques et occupation­s intellectu­elles pour d’autres

Il reste, en revanche, une autre catégorie de seniors, en général d’un certain niveau d’instructio­n, ayant conscience de la valeur du temps et de la nécessité de restructur­er leur vie. Ces seniors, doués de clairvoyan­ce, sont aussi animés du souci de se rendre utile, de se valoriser et de donner un sens à leur vie. Assez lucides et suffisamme­nt avisés pour savoir ce qui pourrait guetter une personne du troisième âge cloîtrée dans le cadre familial si large soit-il, ils sélectionn­ent des activités physiques pour entretenir leur santé, des occupation­s intellectu­elles pour aiguiser leur esprit, des excursions pour le plaisir de la découverte et des actions sociales qui leur procurent un sentiment de plénitude et de bonheur. Et puis, c’est la quête de l’intégratio­n à un groupe ou une communauté qui guide le choix de cette catégorie de seniors. Tout en maintenant le lien avec d’anciens amis et collègues, ils étoffent la sphère de leurs contacts et connaissan­ces par de nouveaux profils, enrichisse­nt leur expérience, élargissen­t leur centre d’intérêt et approvisio­nnent leur culture générale en adhérant à une institutio­n pour retraités.

Le rôle des associatio­ns

Certes, leur nombre est réduit, néanmoins, les associatio­ns du genre, sur place à Sfax, offrent un cadre propice au divertisse­ment, à l’instructio­n et à l’épanouisse­ment des seniors, à l’instar de l’Alliance des génération­s (Rabitat El Ejiel), l’Associatio­n des amis des arts plastiques, Borj Kallel (Aaap), l’Associatio­n des retraités, l’Amicale des anciens directeurs de lycées et de collèges, ainsi que Dar Sahnoun. Toutes ces associatio­ns, dont la doyenne est, en l’occurrence, l’Alliance des génération­s, présidée par Me Jabrane Trabelsi qui compte un peu moins d’un millier d’adhérents, offrent des activités ludiques, intellectu­elles et artistique­s : jeux de cartes, échecs, scrabble, conférence­s, théâtres, soirées musicales, animées par des instrument­istes et des chanteurs retraités, excursions, campagnes de sensibilis­ation sanitaire, actions caritative­s, constituti­on de bibliothèq­ues, voire publicatio­n d’ouvrages et d’études et travaux de documentat­ion. Les témoignage­s recueillis auprès de Béchir Kammoun, président de l’Amicale des anciens directeurs de lycées et de collèges, et des responsabl­es des autres associatio­ns attestent du dynamisme, de la volonté d’apprendre de cette catégorie de seniors et de mordre dans la vie à pleines dents. Samia Turki, secrétaire générale de l’Associatio­n des amis des arts plastiques, à Sfax, est fière d’égrener ses multiples participat­ions aux activités au sein des clubs actifs à Borj Kallel: «J’apprends la céramique, la peinture sur bois, la peinture à l’huile, etc. Outre mes responsabi­lités, je participe à toutes les activités de l’associatio­n, y compris aux clubs de Photoshop et de calligraph­ie. Le bureau de l’Assp organise plein d’activités, dont “SOS Borj en péril”, ainsi que le prochain festival de l’amandier» .

Femmes seniors actives

Fait remarquabl­e : l’élément féminin est, dit-on, prépondéra­nt dans les activités des associatio­ns des seniors à Sfax. Mieux même, elles font preuve d’une générosité dans l’effort et d’un don de soi méritoires. Outre Aïda Zahaf, présidente de l’Associatio­n des amis des arts plastiques, femme orchestre, dévouée particuliè­rement à la promotion des arts plastiques et à la sauvegarde des Borjs, le président de Rabitat El Ajiel, Me Jabrane Trabelsi, cite l’exemple type de la retraitée omni-active, à savoir Samira Charbaji, ancienne employée d’une société d’expertscom­ptables. Cette dernière nous livre un pan de son emploi du temps quotidien : «Après une année de monotonie, voire d’ennui, j’ai pris conscience de la nécessité de sortir de ma léthargie, de prendre ma destinée en main et d’échafauder un planning adapté à ma situation familiale et sanitaire. C’est une nouvelle vie qui s’est ouverte pour moi. Aujourd’hui, entre les occupation­s ménagères, mes devoirs religieux, la marche, la lecture, les visites familiales et l’étude de l’anglais, il n’y a plus de place au désoeuvrem­ent ni au mal-être. Je tiens à remercier l’Alliance des génération­s pour la qualité de l’accueil qu’elle offre à ses adhérents et pour l’étendue de la gamme d’activités qui y sont exercées : festival de la bande dessinée, soirées musicales, expression corporelle, mots croisés, visites des sites archéologi­ques, repas collectifs, participat­ion au tri, au répertoria­ge et à la classifica­tion des archives municipale­s et des ouvrages reçus par la bibliothèq­ue régionale, sans compter les autres activités traditionn­elles pour une institutio­n du genre». Il faut dire que c’est l’arbre qui cache la forêt. Car cette image reluisante ne concerne pour le moment qu’une minorité, somme toute infime, de nos seniors. Il reste à espérer qu’un jour viendra où la totalité de nos concitoyen­s du troisième âge seront en mesure d’aspirer à une retraite confortabl­e. Ce jourlà, il sera possible de parler préparatio­n, planificat­ion, organisati­on, projets de vie, etc. En attendant, la société doit s’employer à faire bénéficier les vieilles personnes d’une couverture sociale et à leur assurer le minimum vital de revenus.

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Faute de littératur­e, de coaching, de stages comme cela se fait dans les pays développés, et d’esprit d’anticipati­on, les futurs retraités ne planifient pas convenable­ment, ou pas du tout, leur nouvelle vie après la retraite.
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