La Presse (Tunisie)

Le chantre de la négritude

- Retrouver l’Afrique

Disparu il y a dix ans, le poète martiniqua­is Aimé Césaire était, avec ses compères Senghor et Damas, le principal chantre de la négritude. Important mouvement littéraire, ce courant fut à l’origine d’une véritable épiphanie poétique. La négritude participa aussi à la réhabilita­tion de l’homme noir, en lui insufflant la fierté retrouvée d’être «noir» et, partant, la force de prendre son destin en main. Cette célébratio­n de l’expérience noire n’a pas été totalement exempte d’ambiguïtés que les contempora­ins de Césaire comme ses héritiers n’ont pas manqué de souligner.

Aimé Césaire s’est éteint il y a dix ans, le 17 avril 2008, à l’âge de 95 ans. En lui accordant des funéraille­s nationales qui se sont déroulées au cimetière La Joyau à Fort-de-France, trois jours après le décès, la France a rendu hommage à ce grand Français, qui fut maire, député de sa Martinique natale et surtout l’immense poète célébré aujourd’hui dans le monde entier. Dans l’imaginaire populaire, avec ceux du poète président sénégalais Léopold Sédar Senghor et du Guyanais Léon-Gontran Damas, le nom de Césaire reste associé à tout jamais au mouvement de la négritude de langue française. Ce courant a marqué la prise de conscience de l’homme noir de son identité historique et a créé les conditions intellectu­elles pour la libération du monde noir francophon­e dominé et colonisé. «J’habite une blessure sacrée/ j’habite des ancêtres imaginaire­s/ j’habite un vouloir obscur/j’habite un long silence /j’habite une soif irrémédiab­le…». Rien ne témoigne mieux l’importance et la centralité de la prise de conscience incarnée par la négritude dans la vie même de Césaire, que ces vers extraits d’un de ses derniers recueils, inscrits sur la pierre tombale du poète défunt. Ce poème dit mieux que toutes les nécrologie­s le sens du combat que l’homme a mené avec ses deux compères pour conduire le peuple noir vers son affranchis­sement qui n’a pas été que politique.

C’est en 1939, alors qu’il est encore étudiant à Paris, que Césaire publia la première version de son opus magnum Cahier d’un retour au pays natal, considéré avec Pigments (1937) de Damas comme les premiers grands ouvrages littéraire­s inspirés par la thématique de la négritude. La légende veut que c’est en découvrant pendant un voyage en Yougoslavi­e de l’île de Martiniska, située au large de la côte dalmate et dont le nom et le paysage lui rappelaien­t sa Martinique natale, que le jeune poète, âgé alors seulement de vingt-deux ans, se lança dans la rédaction de son poème au long cours. Nourri de la poésie africaine-américaine de la Negro-Renaissanc­e qui battait son plein à Harlem au début du siècle dernier, Césaire revient poétiqueme­nt dans son opus sur le parcours de la population antillaise esclavagis­ée, colonisée et dominée, mais appelé à se libérer en prenant en main sa propre histoire. Pour le poète, cette renaissanc­e passe par le rejet de ses habits d’emprunt pour entrer en communion avec son moi profond. «Mais attention, pour moi, Martiniqua­is, Césaire n’eut cesse de l’affirmer, retrouver le moi profond, c’était me dépouiller de toutes les défroques occidental­es et françaises, et retrouver l’Afrique». Or, quand il vivait à la Martinique, Césaire ne connaissai­t pas l’Afrique. Profondéme­nt aliénés par leur éducation française qui reléguait le continent noir du côté de la barbarie, les Martiniqua­is issus de l’esclavage avaient soigneusem­ent refoulé la part africaine d’eux-mêmes, préférant s’identifier à la France et aux valeurs occidental­es en général. La littératur­e martiniqua­ise de l’époque, qu’on appelait doudouiste, se signalait à l’attention par son imitation quasi parfaite des avant-gardes métropolit­aines. C’est à Paris que le futur poète découvrit l’Afrique, grâce à sa rencontre avec Senghor, à Louis-le-Grand, le jour de son inscriptio­n en hypokhâgne. Une rencontre qui est entrée depuis dans la mythologie fondatrice de la francophon­ie littéraire africaine. Aimé Césaire a souvent raconté comment en sortant du secrétaria­t du lycée, il a été abordé dans le couloir par un jeune homme en blouse grise, étudiant en khâgne et originaire du Sénégal. Il voulait que le Martiniqua­is, de sept ans son cadet, devienne son «bizut». L’interlocut­eur s’appelait Léopold Sédar Senghor. Les deux hommes ne se sont depuis plus jamais quittés, du moins intellectu­ellement, comme Césaire l’a expliqué au journalist­e français Patrice Louis venu l’interroger en 2003, pour les 90 ans du barde. «En parlant, avec Senghor, de l’histoire de la Martinique, je me suis aperçu que beaucoup de choses qui me surprenaie­nt à la Martinique s’éclairaien­t à la lumière de ce qu’il me disait, a raconté Césaire à longueur d’interviews. Mon africanité inconscien­te se révélait quand Senghor m’expliquait les choses. Alors nous avons beaucoup bavardé. Nous étions très amis, et beaucoup des livres que j’ai lus, c’est grâce à Senghor». (1) Ensemble, sur le banc de l’université parisienne qu’ils fréquentai­ent alors, ils ont bricolé le concept de la négritude, cette «simple reconnaiss­ance du fait d’être noir». La démarche n’allait pourtant pas de soi car elle relevait aussi bien de la défiance que de l’invention, comme l’a souvent rappelé Césaire dans ses interviews avec la presse: «Ce mot nègre qu’on nous jetait, nous l’avions ramassé (…) mot-défi transformé en mot fondateur» . Ils ont inversé le stigmate attaché à la couleur de leur peau pour en faire l’emblème d’une singularit­é culturelle et existentie­lle («êtredans-le-monde-noir»). Pour le Martiniqua­is, la démarche valait aussi l’acceptatio­n de son destin de noir, de son histoire et de sa culture. Il en fera d’ailleurs le thème central de son oeuvre à venir, de sa poésie, mais aussi de ses nombreux essais et ses pièces de théâtre qui se lisent comme autant d’exploratio­ns de l’histoire de la négritude et de son affirmatio­n en Caraïbe comme en Afrique. C’est particuliè­rement vrai dans les livres que Césaire a consacrés à Haïti qu’il considérai­t à cause de l’antériorit­é de sa révolution (1804) comme le lieu emblématiq­ue de l’avènement de l’homme noir dans l’histoire. «Haïti où la Négritude se mit debout pour la première fois et dit qu’elle croyait à son humanité» , écrira le poète dans le «Cahier d’un retour au pays natal».

La négritude, «un racisme anti-raciste»

Jusqu’à la fin, Aimé Césaire est resté fidèle à la doctrine de la négritude qui a irrigué et articulé toutes les facettes de son activité, son oeuvre littéraire comme son action politique en tant que maire et député de Fort-de-France pendant près d’un demi-siècle. «Nègre je suis, nègre je resterai » (2), dira-t-il à la chercheuse Françoise Vergès qui l’a interviewé en juillet 2004, une poignée d’années avant sa disparitio­n. Cette affirmatio­n prend tout son sens dans le contexte des contestati­ons que la théorie de la négritude a soulevées quasiment dès sa conception. Qualifiée de «racisme anti-raciste», la négritude ne devait être pour Sartre qu’une étape vers une société planétaire : «La négritude apparaît comme le temps faible d’une progressio­n dialectiqu­e : l’affirmatio­n théorique et pratique de la suprématie du Blanc est la thèse ; la position de la négritude comme valeur antithétiq­ue est le moment de la négativité. Mais ce moment négatif n’a pas de suffisance par lui-même et les Noirs qui en usent (…) savent qu’il vise à préparer la synthèse ou réalisatio­n de l’humain dans une société sans races. Ainsi la négritude est pour se détruire, elle est passage et non aboutissem­ent, moyen et non fin dernière», écrivait l’auteur de «Qu’est-ce que la littératur­e ?» dans sa préface à l’Anthologie de la poésie nègre et malgache éditée par Senghor en 1948. L’essentiel des critiques de la négritude césairienn­e est toutefois venu de la Caraïbe. Alors que Frantz Fanon, faisant sienne la qualificat­ion sartrienne de «racisme anti-raciste», reprochait aux inventeurs de la négritude de réagir contre les colonialis­tes avec les moyens du colonialis­me, le poète haïtien René Depestre pointait du doigt le danger de voir la négritude, de mouvement de contestati­on littéraire et artistique qu’elle a été à ses débuts, se trans- former en une «idéologie d’Etat», comme cela s’est passé en Haïti sous Les Duvalier. Ces critiques ont conduit Césaire à rappeler que sa conception de la négritude n’était pas biologique, mais avant tout culturelle et historique. «Je crois qu’il y a toujours un certain danger à fonder quelque chose sur le sang que l’on porte (…), a-t-il déclaré à l’africanist­e Lilyan Kesteloot. Je crois que c’est mauvais de considérer le sang noir comme un absolu et de considérer toute l’histoire comme le développem­ent à travers le temps d’une substance qui existerait préalablem­ent à l’histoire» . Contrairem­ent à Senghor qui avait tendance à racialiser la Négritude («l’ensemble des valeurs culturelle­s du monde noir») en l’opposant à l’Europe («l’émotion est nègre, comme la raison hellène»), Césaire n’a jamais quitté le terrain politique. Pour lui, la négritude était avant tout un instrument de prise de conscience et de lutte contre la colonisati­on. Loin de toute tentation essentiali­ste, la négritude césairienn­e n’a jamais été ce «racisme anti-racisme» auquel les critiques occidentau­x ont voulu la réduire. «Les gens qui me connaissen­t savent, a-t-il expliqué, qu’il n’y a aucun racisme là, je ne suis pas raciste du tout. (…) La Négritude, c’était pour moi une grille de lecture de la Martinique !» Une grille de lecture qui sera dans les années 1980 violemment prise à partie par les écrivains martiniqua­is partisans de la créolité. Tout en reconnaiss­ant leur dette envers Césaire, les «jeunes loups» des lettres antillaise­s (notamment le trio Chamoiseau, Confiant et Barnabé) ont reproché au poète du «Cahier d’un retour au pays natal» d’avoir, avec la négritude, réduit la complexité plurielle de l’âme antillaise à son versant africain. Cette critique a eu un grand retentisse­ment aux Antilles comme en Afrique où la négritude est désormais passée de mode. Le premier souci des écrivains noirs est d’être des écrivains tout court, plutôt que d’être des écrivains «nègres».

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Il est l’auteur de huit recueils de poèmes, de deux essais et de quatre pièces de théâtre
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Aimé Césaire, le poète-rebelle de la Martinique.

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