Une soirée ordinaire dans un lieu qui ne l’est pas
La Cité de la Culture est grande, aussi grande que l’espoir que porteraient les Tunisiens sur un projet national en passe de renforcer le sentiment d’appartenance à une grande nation
L’orchestre national, sous la direction de Mohamed Lassoued, a animé la soirée d’ouverture de la salle d’Opéra, jeudi soir, à la Cité de la Culture. C’est un grand événement attendu et couru. Les organisateurs ont décidé d’ouvrir les portes, l’invitation n’étant plus exigée à l’entrée. Les invités ont donné l’alerte à leurs proches, presque aussitôt les 1.800 chaises ont été occupées. Le ministre de la Culture, Mohamed Zine Alabidine, était présent ainsi qu’un grand nombre d’officiels. La Cité de la Culture, cette immense tache urbaine et poussiéreuse au coeur de Tunis qui a défiguré le paysage et désespéré les Tunisiens, tout au long d’une décennie, a enfin surgi de la terre pour devenir cet édifice beau et élégant, impressionnant aussi, qui sera, espérons-le, préservé en l’état pour les générations futures. Si aéroports et gares, routes et édifices sont exigus, la Cité de la Culture, elle, est grande, aussi grande que l’espoir que porteraient les Tunisiens sur un projet national en passe de renforcer le sentiment d’appartenance à une grande nation, de cultiver le goût ambiant et de l’affiner et de véhiculer une conscience civilisatrice d’une politique culturelle critiquée en majeure partie pour son populisme, dénué de vision.
Style sobre et élégant
Sur l’affiche proposée par centaines à l’entrée, c’est le nom de Zied Gharsa qui figure en premier lieu, celui de Mehrezia Touil vient ensuite, en troisième lieu Maherzia Touil
l’orchestre national, sous la direction de Mohamed Lassoued, enfin. C’est dire qu’il a été légué à une seule tête d’affiche, Gharsa, en l’occurrence, d’animer un événement de cette envergure. Or, Zied Gharsa, d’entrée de jeu, a fait dévier le spectacle inaugural de sa trajectoire tracée et annoncée pour imposer sa soirée à lui. Il interroge le public sur ce qu’il veut entendre; «Une Taâlila» ? «Va pour Taâlia» et tous les airs qui s’enchaînent avec : «Ya Marhaba bewled sidi», «Tlamet lahbeb»…. Il chantait parfois seul, parfois demandait à la salle de le faire. S’improvisant chef d’orchestre, il conduisait les musiciens de dos, levant les bras et les baissant, leur Zied Gharsa
ordonnant de ne plus jouer, chante a capella, réordonne ensuite l’accompagnement instrumental. Le chef d’orchestre en titre, Mohamed Lassoued, poli et professionnel, le laisse faire. Le spectacle qui a démarré dans un style sobre et élégant, différent surtout de ce que sont devenues les soirées de Carthage, s’est transformé en «Outia», soirée de mariage. Merhezia Touil arrive ensuite, elle interprète, en prenant quelques libertés, pas toujours heureuses, «Ya Mthil orf el yess» de Safia Chamia, «Ki bghiti ittir ya hamama» de Sadok Tharaya, «Om Lahssen» de Saliha et bien d’autres encore. La chanteuse en robe d’apparat rouge bordeaux et or a une belle voix et de belles capacités vocales, en revanche son interprétation du répertoire classique a été inégale. A son actif, contrairement à son prédécesseur, elle a suivi à la lettre le contenu de l’affiche. L’auditoire, calmé, a écouté, apprécié et applaudi.
Zied Gharsa, valeur sûre de la chanson tunisienne
Revient Zied Gharsa sur scène, le programme de la deuxième partie de la soirée est très peu suivi par la vedette qui s’est résolu à n’en faire qu’à sa tête. Heureux d’avoir animé le public dont une partie, déchaînée, se lève en cachant la vue aux voisins de derrière, et n’a cessé de se trémousser sur des rythmes entraînants jusqu’à la fin, à 23 heures passées. Le ministre de la Culture, qui a donné un point de presse, a rappelé tout de même que l’inauguration officielle de la Cité de la Culture, y compris donc de la salle d’Opéra, a eu lieu le 21 mars par le président de la République, et que cette soirée, minimiset-il, « n’est que le lancement effectif de la programmation de l’Opéra. » Une soirée, au cours de laquelle «le cachet tunisien s’est déployé librement». Et, « contrairement à ce qu’on pourrait penser puisque c’est l’opéra, il faut que… », Silence, sourire, «mais, reprend le ministre, la personnalité tunisienne s’est exprimée ce soir sans complexes à travers un spectacle de haut niveau». Sans la beauté des lieux et leur distinction imposante, on se serait cru dans un de ces galas, l’été à Carthage, l’hiver au Théâtre national ou ailleurs qui transforment tout moment de chant en grand défouloir. Si personne ne contexte Zied Gharsa en tant que valeur sûre de la chanson tunisienne et du malouf, son tort est d’aligner soirées de mariage, concerts en plein air et maintenant inauguration de l’Opéra sur le même canevas. Ce manque de subtilité regrettable en temps normal a été carrément tragique jeudi soir, parce qu’à l’origine d’une « mutation génétique » d’un rendez-vous officiel, national, attendu et tant espéré. Pourquoi n’a-t-on pas donné l’occasion et la chance à plus de chanteurs et chanteuses d’apporter leurs touches ? Pourquoi n’at-on pas varié le contenu par des chansons tunisiennes à succès des trois ou quatre décennies passées ? Pourquoi, n’a-t-on pas enfin prié la vedette au moins de s’en tenir au programme ? Il y va de la crédibilité des organisateurs, autrement dit, de la voix officielle. Pour finir, le grand mérite revient à l’Orchestre national et la baguette magique de Mohamed Lassouad qui ont tenté de sauver une soirée très ordinaire dans un lieu qui ne l’est pas.