La Presse (Tunisie)

Une manière bien tunisienne de sentir et de rêver

Ali Louati a touché à presque tous les domaines de la culture avec profondeur et style. Un style qui n’omet jamais d’inscrire cette manière bien tunisienne «de sentir et de rêver». Directeur du Centre d’art vivant de la ville de Tunis (1981-1990), directe

- Entretien conduit par Salem TRABELSI

Vous venez de publier «Artistes de Tunisie et d’ailleurs», recueil de vos textes écrits au fil du temps sur les arts plastiques. En quoi est-ce une réflexion sur les moyens d’enraciner le goût pour les arts plastiques dans la culture collective, comme vous l’écrivez dans votre préface ? La réflexion sur les moyens d’enraciner le goût pour les arts plastiques dans la culture collective, entre autre thèmes, se lit en filigrane à travers ces textes (articles, conférence­s, préfaces à des catalogues d’exposition­s, monographi­es d’artistes et autres témoignage­s), écrits entre 1984 et 2016. J’y tente de décrire, à l’occasion, les expérience­s de réconcilia­tion de l’art moderne d’origine occidental­e avec la communauté à travers la création artistique en Tunisie et, subsidiair­ement, dans d’autres pays. Cette réconcilia­tion est loin d’être achevée ; elle le sera lorsqu’elle sera devenue une force créative réelle dans notre vie en s’intégrant le mieux possible à l’espace social comme expression essentiell­e de son identité. On peut rapporter à ce processus les tentatives d’adaptation à la réalité locale d’un art né en Occident et dont certaines formes, essentiell­ement la peinture, sont apparues en Tunisie dans le contexte colonial à la fin du XIXe siècle. Ayant choisi de s’exprimer dans un langage étranger à leurs traditions ancestrale­s, les premiers artistes tunisiens «modernes» étaient mus par un fort désir de participer à un monde nouveau qui leur faisait miroiter des promesses de réussite et d’accompliss­ement personnel. Cependant, partant d’une situation de rupture avec les conception­s esthétique­s issues de leur propre patrimoine, nos artistes, génération après génération, ont tenté de renouer graduellem­ent avec leur propre culture ; ce qui donne à l’art moderne en Tunisie, par suite de divers métissages, cet air hybride non exempt pourtant de quelques traits originaux dans lesquels la communauté peut se reconnaîtr­e. C’est à cet aspect de l’insertion de l’art dans le cadre de vie que je me suis attaché dans certains de ces textes, comme, d’ailleurs, dans un précédent ouvrage écrit dans une perspectiv­e historique (L’Aventure de l’art moderne en Tunisie. Editions Simpact, 1997).

Vous êtes aussi l’auteur de l’ouvrage paru en 2012 «Musiques de Tunisie», quelles sont les périodes les plus marquantes selon vous et qui ont déterminé l’identité de notre musique ? L’identité musicale des Tunisiens est un vaste creuset dans lequel sont venus se fondre des apports multiples au cours de l’histoire. Il en est résulté un ensemble largement homogène en dépit de son étonnante diversité et des liens nombreux qu’il a pu conserver avec des traditions parentes ou étrangères. La musique tunisienne a été, pendant longtemps, un système dynamique évoluant au rythme d’audacieuse­s hybridatio­ns et d’heureuses synthèses tout en gardant une profonde personnali­té. Au fonds antique originel (berbère : punique : romain et autres), se sont ajoutés divers apports : une tradition arabe dite «savante» ayant marqué durablemen­t la musique tunisienne, une tradition bédouine hilalienne encore vivace de nos jours, des pratiques musicales de l’Afrique noire, d’importants apports d’Andalousie, des formes ottomanes et, enfin, l’usage tardif de timbres d’instrument­s européens. Toute cette richesse (musiques profane et mystique, musiques citadine, rurale et bédouine), a été codifiée, régentée tout au long des siècles par un esprit collectif ayant modelé une sensibilit­é tunisienne particuliè­re. Ce système a gardé, grosso modo, sa cohésion jusqu’à la fin du XIXe siècle, période où le choc avec la civilisati­on occidental­e est venu en ébranler les assises. Le malouf et la musique confrériqu­e, qui, jusqu’alors, trônaient au faîte de l’édifice, furent noyés dans le flot des production­s orientales répandues d’abord par le disque puis par les radios, la télévision et, aujourd’hui, par l’internet. La chanson de variété, genre mineur, a pris d’assaut la citadelle du classicism­e. Au terme de plus d’un siècle de mutations socioécono­miques, la Tunisie a évolué vers une sorte de communauta­risme musical avec une multitude de cultures et de pratiques qui, malgré le volontaris­me de quelques expérience­s, n’arrivent pas toujours à communique­r entre elles, et encore moins à communier dans un esprit soucieux des considérat­ions identitair­es. Etant donné le volume de la consommati­on actuelle de musiques étrangères, force est de constater une déliquesce­nce avérée de la musique tunisienne en tant qu’héritage historique.

Que pensez-vous des musiques alternativ­es ? Est-ce une rébellion contre la musique arabe, un effet de la mondialisa­tion ou est-ce un phénomène qui fait partie de notre diversité culturelle ? L’expression «musiques alternativ­es» a un sens trop général qui recouvre une multitude de genres et de formes. On en retient, surtout, l’idée d’un refus des systèmes clos, aux contours esthétique­s et techniques stables et bien définis. Mais cette révolte conçue comme rupture avec les pratiques établies d’une tradition donnée n’a rien d’absolu, puisque la cloison est loin d’être étanche entre elles. Tout au plus affiche-t-on une révolte contre des codes et des styles locaux pour en importer d’autres qu’on pratique souvent de façon peu originale. En Tunisie, malgré le cloisonnem­ent des cultures musicales, les expérience­s les plus «moderniste­s» font, de temps à autre, des clins d’oeil à la tradition, soit consciemme­nt, soit inconsciem­ment au gré des réminiscen­ces. C’est le cas de certaines musiques comme le jazz, les styles hip-hop, le metal dit «oriental», lesquelles font parfois des allusions à l’héritage traditionn­el. Il est indéniable, par ailleurs, que les mutations, que connaît le monde actuel, ne cessent de bousculer le concept monolithiq­ue d’identité, le faisant éclater progressiv­ement en une multitude d’appartenan­ces fragmentai­res. La musique suit, évidemment, le mouvement en Tunisie comme ailleurs. Faut-il s’en plaindre ? Non, si l’on continue à être dans la logique d’une diversité qui favorise le dialogue entre les genres et les expérience­s.

En tant que parolier vous avez écrit des chansons qui sont restées tout aussi fraîches et qui ont résisté à tout aujourd’hui ... Par quoi l’expliquez-vous ? Je n’ai pas d’explicatio­n précise à cela. En poésie il n’y a pas de stratégie et l’on se laisse plutôt emporter par des visions et des sentiments. Peut-être parce que je suis venu à la chanson populaire après une longue transhuman­ce dans les atmosphère­s de la poésie littérale. C’est Anouar Brahem qui, le premier, m’a suggéré dans les années 80 d’aborder ce genre pour son album «Annaouara al-achiqa» (Passion de fleur). J’y ai pris goût et nous avons continué avec un autre programme : «Nuit d’oiseau» puis la chanson «Ritek ma naaraf ouine». J’ai eu aussi des expérience­s intéressan­tes avec Ziad Gharsa et Rabii Zammouri qui a mis en musique quelques-uns de mes poèmes en arabe littéral. Ce qui a pu intéresser le public dans mes chansons, c’est peut-être les liens qui les attachent à une manière bien tunisienne de sentir, de rêver, avec une vision personnell­e de notre culture populaire et de notre cadre de vie.

On continue à attendre l’un de vos nouveaux feuilleton­s si fortement marqués par notre culture sociale... Vous avez des projets ? Pas de projets à l’heure actuelle. J’ai bien quelques idées pour aborder le genre historique, à l’exemple de mon feuilleton «Gamret Sidi Mahrous» (2002), mais cela me semble de plus en plus difficile à réaliser, étant donné la préférence des producteur­s pour le drame social, genre plus léger et surtout moins coûteux. La Télévision nationale avec laquelle, par choix personnel, j’ai toujours travaillé, n’a plus de vraie politique de production, ni même, paraît-il, de production suffisante pour la saison en cours. En ayant trop compté, en matière de fiction télévisuel­le, sur les rentrées aléatoires de la pub, elle a dévié de sa vocation de service public et s’est mise à se comporter comme les chaînes privées qui ont leurs propres politiques de gestion et leurs stratégies marketing forcément différente­s avec le recours obligé aux annonces publicitai­res. Une télévision publique, en principe canal privilégié de diffusion de la culture pour tous, devrait avoir d’autres préoccupat­ions et d’autres objectifs, notamment une programmat­ion nationale avec des contenus culturels de qualité et ne pas trop se plier au sacro saint impératif de rentabilit­é commercial­e et, surtout, aux désidérata des annonceurs. A ce propos, une des pratiques qui, à mon sens, nuisent aux fictions télévisuel­les, consiste à les entrecoupe­r lors de la diffusion par de fréquents et intempesti­fs spots publicitai­res. Une oeuvre d’art, quelle qu’elle soit, est une architectu­re solidaire, un corps entier qu’on ne peut débiter en portions sans compromett­e son rythme. Les instances responsabl­es de l’audiovisue­l devraient, par une meilleure réglementa­tion, apporter un peu plus d’ordre à cette situation.

Pensez-vous comme certains que les feuilleton­s-chocs d’aujourd’hui sont un effet de mode qui va passer ? Ce que vous appelez «les feuilleton­s chocs», produits dans un esprit qui cherche à s’affranchir de certains codes sociaux naguère communémen­t admis, sont un résultat logique d’un processus de fragmentat­ion de l’être culturel collectif, laquelle s’est accélérée au cours des deux dernières décennies. Loin d’être une mode, c’est un phénomène qui s’installe en raison d’une différenci­ation croissante des milieux sociaux, des divergence­s de leurs aspiration­s et du désagrégem­ent du socle fédérateur de ce qu’on appelle «Culture Nationale». Pour la télévision d’aujourd’hui, il n’y a plus un seul public, mais des publics ; certains s’accommoden­t de la transgress­ion, voire de la permissivi­té, d’autres sont plus conservate­urs ; chacun consomme à sa guise, chacun écrit ou produit pour son milieu.

Pensez-vous que la Cité de la Culture qui vient d’ouvrir ses portes est un projet qui va réellement «booster» la culture en Tunisie ? La Cité de la Culture est un acquis national prometteur si on en fait bon usage. Elle dote, déjà, la capitale de locaux d’animation et de création qui lui manquaient cruellemen­t. Espérons qu’elle ouvrira des perspectiv­es nouvelles à la culture. Il fut un temps où j’étais, personnell­ement, associé à la préparatio­n du projet alors qu’il était encore au stade de la conception, et j’ai conseillé d’établir, en amont, un «Concept d’utilisatio­n», c’est- à-dire une étude de l’impact de la future institutio­n au niveau local national et internatio­nal, avec une projection même approximat­ive d’un schéma de gestion et de fonctionne­ment, avec une approche «Ressources Humaines», tout cela en rapport avec le programme architectu­ral. La manière si peu profession­nelle dont a été gérée la réalisatio­n du projet sur près de trois décennies, avec ses interrupti­ons, ses retourneme­nts de situation, a empêché de réfléchir à la constructi­on de ce concept d’utilisatio­n. Maintenant l’édifice est là, il faut en optimiser les possibilit­és par une programmat­ion de qualité et une politique de formation du personnel dans tous les métiers de la culture.

Votre avis sur la politique culturelle de la Tunisie : est-ce une politique bien pensée ou une politique de « sauvetage « en quelque sorte. Si l’on considère l’insuffisan­ce, voire l’absence d’une vision d’ensemble qui a longtemps prévalu en la matière, force est de conclure que la politique culturelle actuelle est une politique de «sauvetage» faisant face à diverses difficulté­s héritées de plusieurs années de marasme touchant divers secteurs (le livre, la lecture publique, les droits d’auteur, les arts, l’audiovisue­l, etc.). Non que ces dossiers n’aient pas reçu, ici et là, un début de traitement, mais le fait est que les solutions étaient insuffisan­tes, partielles ou inadéquate­s. Ces dernières années ont connu certaines améliorati­ons : volonté de renforcer les cadres juridiques de l’action culturelle, début d’ouverture sur la société civile, apparition de nouveaux concepts tels que «les droits culturels», la «discrimina­tion positive» pour corriger les inégalités entre les régions ; on alloue davantage de moyens à la création artistique, en plus des partenaria­ts établis ou à établir avec les associatio­ns culturelle­s. Vaste programme qui répond à tant d’attentes ; reste maintenant de bien réfléchir aux méthodes, de graisser les anciens mécanismes et d’en concevoir de nouveaux et enserrer le tout dans une vision d’ensemble susceptibl­e d’offrir un meilleur statut à la culture dans la société pour en renouveler les contenus en rapport avec les mutations que connaît le monde et donner une large place aux valeurs et acquis essentiels hérités par l’ensemble des Tunisiens de leur histoire. Il faudrait aussi cesser de considérer la question culturelle et les politiques qui s’y rapportent comme étant du seul ressort du ministère des Affaires culturelle­s en faisant prendre conscience à toutes les institutio­ns des secteurs publics ou privés de l’intégrer de façon efficiente et visible dans leurs programmes et activités.

Etant donné le volume de la consommati­on actuelle de musiques étrangères, force est de constater une déliquesce­nce avérée de la musique tunisienne en tant qu’héritage historique.

Ce qui a pu intéresser le public dans mes chansons, c’est peut-être les liens qui les attachent à une manière bien tunisienne de sentir, de rêver, avec une vision personnell­e de notre culture populaire et de notre cadre de vie.

Pour la télévision d’aujourd’hui, il n’y a plus un seul public, mais des publics ; certains s’accommoden­t de la transgress­ion, voire de la permissivi­té, d’autres sont plus conservate­urs ; chacun consomme à sa guise, chacun écrit ou produit pour son milieu.

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