La Presse (Tunisie)

Quand le Coran est appelé à la barre

Un manifeste signé par des intellectu­els et des hommes politiques met en cause des passages du Coran dans le développem­ent en France d’un « nouvel antisémiti­sme »… On comprend le propos, mais la démarche n’est pas des plus judicieuse­s…

- Par Raouf SEDDIK

Un manifeste signé par des intellectu­els et des hommes politiques met en cause des passages du Coran dans le développem­ent en France d’un « nouvel antisémiti­sme »… On comprend le propos, mais la démarche n’est pas des plus judicieuse­s…

Deux faits majeurs agitent l’actualité du jour en France : le voyage du président Macron aux Etats-Unis, avec ce festival étonnant d’accolades et d’embrassade­s entre le président américain Donald Trump et lui… On croyait les hommes si différents par leurs profils intellectu­els autant que par leurs positions sur bien des sujets, comme le climat, l’immigratio­n, le commerce internatio­nal… Mais on ne s’attendait pas à cet étalage de gestes d’affection. Il est vrai que les deux hommes vouent au régime syrien une antipathie presque égale, qui les rapproche et sans laquelle il n’y aurait sans doute pas eu cette frappe contre des sites aux environs de Damas et de Homs dans la nuit du 13 au 14 avril dernier, en dépit des mises en garde de la Russie. Le dossier du nucléaire iranien fait actuelleme­nt l’objet de tractation­s entre les diplomatie­s des deux pays, les Américains poussant vers une remise en cause pure et simple de l’accord tandis que les Français souhaitent, disent-ils, y apporter des correction­s ou un complément… Le second fait majeur, c’est la publicatio­n dimanche dernier d’un texte, d’un « manifeste contre le nouvel antisémiti­sme » qui pointe du doigt en particulie­r la communauté musulmane. Cet article, paru dans un journal parisien et portant la signature de plusieurs centaines de personnali­tés connues, dont un ancien président (Nicolas Sarkozy) et deux anciens Premier ministres (Manuel Valls et Jean-Pierre Raffarin), ne met bien sûr pas en cause tous les membres de cette com- munauté, mais il considère qu’il y a aujourd’hui, et depuis quelque temps, un retour de l’antisémiti­sme en France, au même titre qu’il y en a eu au début du siècle dernier, et que cet antisémiti­sme-là émane essentiell­ement de la communauté musulmane, et en particulie­r de la partie la plus « radicalisé­e » de cette communauté. Deux meurtres relativeme­nt récents de vieilles femmes juives sont venus donner sa note dramatique à l’accusation qui, en elle-même, n’a rien de nouveau mais dont le ton et certains aspects du propos, en revanche, sont assez inédits. Deux jours plus tard, un autre texte a été publié, cette fois par une trentaine d’imams. Il s’agit d’une tribune, parue dans le quotidien Le Monde, et dont les auteurs se défendent de l’avoir rédigée en réponse au texte précédent, bien que par certains aspects elle puisse se prêter à une telle interpréta­tion. Elle reprend à son compte le constat d’une situation malsaine, sans rien chercher à escamoter : « Depuis plus de deux décennies, des lectures et des pratiques subversive­s de l’islam sévissent dans la communauté, générant une anarchie religieuse, gangrenant toute la société… », assènent les auteurs, qui admettent que certains imams ont contribué à cette évolution, soit de façon délibérée soit, et le plus souvent, par ignorance ou inadvertan­ce. Mais, ajoutent-ils, il ne s’agit pas de conforter des clichés contre l’islam ni de nourrir des méfiances excessives. Le texte des 30 imams est un appel au « discerneme­nt ». Mais certaines déclaratio­ns se sont fait entendre par ailleurs et, pour le coup, ce sont clairement des réponses au « manifeste » à propos duquel elles dénoncent ce qu’elles qualifient de « délire ». Le recteur de la mosquée de Paris, Dalil Boubakeur, met en garde contre le risque de dresser entre elles les communauté­s religieuse­s par ce qu’il considère comme des outrances verbales quand il est question « d’épuration ethnique à bas bruit » ou quand on presse les autorités musulmanes françaises de « frapper d’obsolescen­ce » certains versets du Coran qui peuvent être compris comme un appel au meurtre ou au châtiment des juifs, des chrétiens ou des incroyants. De fait, le manifeste signé par les quelque 300 personnali­tés publiques comporte un passage où il est expresséme­nt demandé aux représenta­nts de la religion musulmane de « frapper d’obsolescen­ce » certains passages du Coran. Et c’est en cela que la démarche est nouvelle. Que les musulmans euxmêmes s’interrogen­t sur la bonne manière de lire certains passages, qu’ils appellent même à ce qu’une lecture critique mais inspirée remplace de manière plus franche une lecture littéralis­te, intellectu­ellement et spirituell­ement passive, voilà qui est non seulement normal mais très souhaitabl­e. En revanche, que des non-musulmans demandent aux musulmans d’abroger tel ou tel passage de leur livre sacré, voilà qui ne semble pas relever d’un esprit alerte et avisé. Et, à supposer que ces derniers l’aient accepté, au nom de quel mandat le feraient-ils pour le compte de toute la communauté mondiale des musulmans ? Cette nouvelle querelle autour du texte coranique, autour de la manière de le lire tout en respectant son intégrité, est assez symptomati­que d’une certaine attitude infructueu­se de la part de l’élite intellectu­elle française qui, face à la composante musulmane de la société, semble se crisper dans une posture qui consiste à demander à l’autre de changer pour se conformer à l’ordre « républicai­n » préétabli. On est seulement passé maintenant des conduites humaines aux textes sacrés. Mais il est également indéniable que la communauté musulmane, à travers ses propres intellectu­els, se doit de pousser dans le sens d’une nouvelle dynamique dans la lecture du texte, une dynamique qui interdise désormais que la violence politique et le rejet de l’autre puissent faire leur nid dans le texte, en réquisitio­nnant certains passages… Le meurtre qui a lieu, qui est commis chaque jour, est peutêtre avant tout le meurtre commis sur le sens généreux et universel qui émane du texte : c’est lui que certains bâillonnen­t, étouffent et défigurent, dans un certain silence coupable de gens qui se disent pourtant savants en matière de religion… Cette passivité, c’est notre « délire » à nous qu’il faut guérir d’urgence.

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