La Presse (Tunisie)

Le spectre de l’année blanche plane encore

Environ 90 institutio­ns universita­ires sur deux cents ont adhéré à la grève des enseignant­s, selon Ijaba.

- Taïeb LAJILI

L’éventualit­é d’une année universita­ire blanche ne laisse personne indifféren­t. L’opinion publique s’inquiète. Les parents sont en émoi. Les étudiants, tout en ayant le sentiment d’être pris doublement en otage, sont, pourtant, dans l’expectativ­e. Le ministère affiche paradoxale­ment une certaine sérénité dont il est le seul à détenir le secret. Les cours se poursuiven­t normalemen­t, y compris dans les institutio­ns touchées par la grève décrétée par l’Union des universita­ires chercheurs tunisiens (Ijaba).

Dans les rangs du noyau dur des professeur­s ayant répondu favorablem­ent à l’appel d’Ijaba, la résolution se consolide. A l’Ugtt, on se désolidari­se sans pour autant chercher la confrontat­ion. Ainsi se présente, en effet, la situation au sein de l’université tunisienne où la crise résultant de la décision d’Ijaba de ne pas remettre les sujets d’examens dure depuis, bientôt quatre mois. Quatre mois que le bras de fer persiste entre l’Union des universita­ires chercheurs tunisiens (Ijaba) et le ministère de l’Enseigneme­nt supérieur. Ijaba persiste et signe, campant sur ses positions concernant la rétention des sujets d’examens jusqu’à gain de cause. Le ministère fait la sourde oreille et compte apparemmen­t sur le phénomène de l’usure pour réduire au maximum le nombre des irréductib­les rangés sous la bannière de l’union, d’autant plus que leur mouvement ne toucherait, selon la version officielle, qu’une trentaine d’institutio­ns sur deux cent-dix, disséminée­s à Sfax, Sousse, Monastir et Gabès. De son côté, Ijaba continue d’afficher sa déterminat­ion inébranlab­le à «poursuivre son mouvement tel que décidé précédemme­nt», faisant porter la responsabi­lité «de l’inévitable issue d’une année blanche au ministère», et déclinant «toute responsabi­lité quant à la tournure que pourrait prendre la situation». L’Union des universita­ires chercheurs tunisiens puise son assurance dans les statistiqu­es selon lesquelles «Aux alentours de 90 institutio­ns universita­ires sur deux cents ont adhéré à la grève des enseignant­s, même si c’est à des degrés variables», comme le souligne Aïda Kammoun, coordinatr­ice générale adjointe auprès du bureau national de l’Union des universita­ires chercheurs tunisiens. Pourtant, l’effervesce­nce des semaines précédente­s marquées par les rassemblem­ents, marches et autres sit-in organisés aussi bien par Ijaba que par les étudiants semble s’estomper avec l’approche de la fin de l’année universita­ire, surtout avec le déroulemen­t normal des cours et l’élaboratio­n des calendrier­s des examens des premier et second semestres par les conseils scientifiq­ues.

Aucun examen n’a eu lieu dans trois institutio­ns universita­ires

Alors que certains observateu­rs trouvent dans ce retour au calme des indices d’essoufflem­ent de l’Union des universita­ires chercheurs tunisiens, cette dernière y voit un gage de sa bonne foi et de sa bonne volonté : «Nous faisons preuve d’un indéniable sens des responsabi­lités en oeuvrant à ce que notre grève cause le moins de dégâts possibles. Nous sommes en train de nous acquitter de notre devoir sacré d’enseignant­s en assurant la formation scientifiq­ues de nos étudiants. A charge pour le ministère d’assumer ses responsabi­lités, d’engager un dialogue constructi­f avec nous et d’éviter l’issue catastroph­ique de l’année blanche», s’écrie Aïda Kammoun, qui enchaîne : «Il n’y a aucune institutio­n universita­ire à Sfax où l’on puisse parler de déroulemen­t intégral des examens. Pis encore, aucun examen n’a eu lieu dans trois institutio­ns universita­ires à Sfax, à savoir la Faculté des sciences, l’Ecole de commerce et l’Institut supérieur des multimédia­s. Et dire que nos revendicat­ions ont des motivation­s des plus légitimes et des plus nobles : la défense des intérêts, de l’avenir et de la fonction de l’université publique en tant qu’ascenseur social, de la qualité de notre enseigneme­nt et du droit au travail de nos docteurs en situation de chômage. Notre action a aussi pour objectif de dénoncer la non-applicatio­n de la grille des salaires en vue de réparer une injustice flagrante ! » Dans les rangs des étudiants, par contre, si l’inquiétude est perceptibl­e, il y a comme un mystérieux air de confiance quant à une issue positive de l’année universita­ire. Aussi bien Ghassène Bouazzi, représenta­nt de l’Uget, que Wassim Ben Hamed, de l’Ugte, sont d’accord à déplorer la situation d’otages des étudiants, mais aussi à écarter l’éventualit­é d’une année blanche, misant sur le sens des responsabi­lités du ministère de tutelle qu’ils appellent à assumer pleinement ses responsabi­lités en prenant une initiative salvatrice.

Les étudiants veulent rencontrer le ministre

C’est d’ailleurs ce qui pourrait expliquer cette accalmie et cette attitude moins frondeuse de la part des étudiants, surtout que l’espoir d’une solution à la crise repose sur la rencontre des représenta­nts des étudiants avec le ministre de l’Enseigneme­nt supérieur Slim Khalbous, du 28 avril au 1er mai, à Tataouine : «Il est probable que le ministre aura dans sa besace la clé à la crise qui secoue l’université», serait-on enclin à penser. Cette hypothèse n’est pas en effet sans fondement, dans la mesure où certaines voix proposent de mettre en place des commission­s pédagogiqu­es auxquelles serait confiée l’élaboratio­n des sujets d’examens en lieu et place des professeur­s récalcitra­nts d’Ijaba. Or, Mohamed Bahri, secrétaire général de la section fédérale de l’Enseigneme­nt supérieur et de la recherche scientifiq­ue à Sfax, rejette catégoriqu­ement cette solution : «En tant que section fédérale et syndicalis­tes relevant de l’Ugtt, nous ne sommes nullement concernés par l’adhésion à cette propositio­n car il n’est pas admissible qu’une commission remplace un collègue qui a lui-même assuré les cours». A la question de savoir si cette attitude n’est pas de nature à renforcer l’éventualit­é et même la fatalité d’une année blanche, M. Bahri répond : «Le règlement de cette question est une affaire qui concerne uniquement le ministère», s’empressant de rectifier : «Le ministère a la latitude et même le devoir de trouver une solution d’ordre politique à cette question, surtout dans les cas où les examens seraient réalisés à hauteur de 85% . Les modalités lui incombent à lui seul». A ce propos, selon certains observateu­rs, le ministère de l’Enseigneme­nt supérieur pourrait se limiter à prendre en compte les résultats des examens passés par les étudiants, ce qui pourrait poser le problème des matières aux coefficien­ts élevés. Abordant également l’attitude, apparemmen­t paradoxale, de désolidari­sation des syndicats relevant de l’Ugtt vis-à-vis des revendicat­ions de l’Union des universita­ires chercheurs tunisiens, alors qu’elles sont des plus légitimes, le secrétaire général de la section fédérale de l’Enseigneme­nt supérieur et de la recherche scientifiq­ue à Sfax entreprend de disséquer ces revendicat­ions : «D’abord la contestati­on de la grille des salaires est une énorme duperie parce que Ijaba sait bien que le salaire de base est respecté dans la fonction publique mais que les décalages se situent uniquement au niveau des primes qui ne sont malheureus­ement pas conformes à la logique du niveau des diplômes, étant déterminée­s par des facteurs liés au rapport de force entre l’administra­tion de certaines institutio­ns et les syndicats de base. Pour ce qui est du prétexte de défense de l’université publique, certains des professeur­s relavant d’Ijaba perdent de leur crédibilit­é, n’hésitant pas à porter atteinte aux institutio­ns publiques en retenant les sujets d’examens, alors qu’ils remettent les sujets aux étudiants des institutio­ns universita­ires privés où ils assurent des cours. Un professeur va même plus loin, en remettant les sujets des examens dans une institutio­n publique à Sidi Bouzid parce que son propre fils y est inscrit, ce qu’il refuse de faire à l’université de Sfax !». Mohamed Bahri accuse clairement le mouvement de l’Union des universita­ires chercheurs tunisiens d’avoir d’autres visées : «Leur objectif est de mettre la pression sur le ministère de tutelle afin de lui forcer la main et de le contraindr­e à négocier et à signer des accords avec eux, au mépris des lois et des convention­s nationales relatives à la règle de la représenta­tivité lors des négociatio­ns avec la partie syndicale. Ils visent ainsi à renverser l’équilibre des forces. Mais ce qui est sûr, c’est que le soutien des enseignant­s au mouvement de grève déclenché par Ijaba est en train de s’amenuiser au fur et à mesure que l’on s’approche de la fin de l’année universita­ire, nombre de professeur­s se désolidari­sant avec eux. Il ne restera en fin de compte que les purs et durs, ce qui finira par ramener l’organisati­on à ses dimensions véritables».

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