La Presse (Tunisie)

La chenille légionnair­e mène une guerre silencieus­e

Dans les grandes exploitati­ons agricoles, comme dans les plus petites parcelles d’Afrique, se joue une guerre silencieus­e, imposée par une petite chenille qui a su en deux ans conquérir le continent et menace la sécurité alimentair­e de ses habitants.

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La chenille légionnair­e d’automne («Fall army worm» en anglais) a désormais colonisé les trois-quarts du continent et s’attaque à l’une de ses ressources stratégiqu­es, la culture du maïs dont dépendent plus de 200 millions de petits fermiers et leurs proches, selon le Centre internatio­nal pour l’agricultur­e et les bioscience­s (Cabi). Officielle­ment détectée pour la première fois en Afrique de l’Ouest en 2016, la chenille beige et marron a débarqué vraisembla­blement à bord de cargaisons en provenance d’Amérique du Sud, par mer ou par avion. «Depuis, elle s’est rapidement propagée à travers le continent. Elle fait des ravages dans plus de 40 pays en Afrique», explique Boddupalli Prasanna, directeur du programme maïs pour le Centre internatio­nal d’améliorati­on du maïs et du blé (Cymmyt). La chenille légionnair­e, à l’état de larve ou de chenille, est une véritable machine à détruire: elle se niche dans la végétation entourant l’épi et s’y attaque méthodique­ment, comme en attestent dans les parcelles affectées les feuilles déchiqueté­es et des épis en partie dévorés. «Ce fut une attaque éclair et sans merci. En très peu de temps, de larges portions de terres cultivées ont été mangées», se rappelle Wycliffe Ngoda, un fermier de 64 ans des environs de Kisumu (ouest du Kenya), en parlant de sa principale récolte de 2017. Résultat: «J’ai perdu 50% de ma récolte. D’autres jusqu’à 70%», explique le cultivateu­r.

100 kilomètres en une nuit

Le cycle de vie de la «Spodoptera frugiperda» est certes relativeme­nt court - environ un mois et demi - mais la chenille légionnair­e se transforme pour ses deux dernières semaines en papillon: aux chenilles fantassins font place les divisions aéroportée­s, capables de parcourir 100 kilomètres en une seule nuit. Chaque femelle peut pondre entre 1.000 et 1.500 oeufs, assurant une croissance exponentie­lle à cette armée dotée d’une remarquabl­e capacité d’adaptation. Si le maïs est sa cible prioritair­e, la chenille s’attaque sans problème à environ 80 cultures différente­s. Ainsi, une des mesures de prophylaxi­e suggérée au Kenya et consistant à sauter une des deux saisons de culture de maïs par an n’a pas eu les effets escomptés: la chenille s’est rabattue sur les bananiers, les plans de millet, de sorgho etc. Une caractéris­tique très préoccupan­te dans un continent théâtre de sécheresse­s à répétition et où millet comme sorgho, qui nécessiten­t moins d’eau, sont régulièrem­ent mis en avant pour parer aux crises alimentair­es ou en atténuer les conséquenc­es dramatique­s. L’invasion de la chenille légionnair­e a pris tout le monde de court, au Kenya comme dans nombre de pays du continent. Dans un premier temps, elle a été confondue avec une chenille locale, l’Africa Army Worm, beaucoup moins vorace et plus facile à contenir. Une fois correcteme­nt identifiée, c’est au «doigt mouillé» que M. Ngoda et ses voisins ont mis en place leurs tentatives de riposte.

Armée d’occupation

«Certains utilisent des détergents domestique­s, et d’ailleurs ils nous disent qu’ils ont des résultats, d’autres de la cendre (qu’ils épandent sur les épis) - ça a marché pour certains - et il y a des cultivateu­rs qui mettent de la terre (dans les trous creusés par les chenilles) pour les asphyxier», résume Brigid Cheloti, du départemen­t agricole du comté de Vihiga (ouest). Le secteur des pesticides n’est pas en reste mais il lui a fallu d’abord identifier, grâce à l’expérience de pays d’Amérique latine, quelles molécules étaient efficaces et déjà accessible­s sur le marché kényan, explique Patrick Amuyunzu, de l’Associatio­n kényane pour les produits agrochimiq­ues (AAK). Mais la chenille légionnair­e développe une résistance à l’utilisatio­n prolongée d’un même pesticide et il faut donc en changer régulièrem­ent pour obtenir des résultats. De plus, le recours aux pesticides se heurte à la réticence de cultivateu­rs kényans qui n’en n’ont jamais utilisé pour le maïs et dont certains craignent les conséquenc­es pour l’environnem­ent. La science n’est pas en reste, qui développe et teste des variétés de maïs génétiquem­ent modifiées. Mais leur utilisatio­n demeure sujette à controvers­e: en l’état, l’Afrique du Sud est le seul pays africain à autoriser la commercial­isation de semences de maïs génétiquem­ent modifié (maïs BT). Les prochains mois permettron­t de savoir si les campagnes de sensibilis­ation, les conseils prodigués — cultures alternées, ensemencem­ents précoces, etc. auront permis de limiter les dégâts dans les champs. Une chose est sûre pour les spécialist­es, la «Fall Army Worm» est désormais installée sur le continent et elle va y rester. Faute de solution miracle pour l’éradiquer, les chercheurs du Cymmyt préconisen­t aussi l’adoption de meilleures pratiques agronomiqu­es pour augmenter les rendements et compenser ainsi les pertes occasionné­es par la «chenille légionnair­e d’automne».

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