Pourquoi à Eux l’invention et aux Arabes la dépendance ?
Moez Laâbidi se lance dans l’exercice difficile de décortiquer la logique créative occidentale et de traquer les raisons du dépérissement arabe avant de délimiter les conditions du retour de la conscience arabe, en passant longuement par l’exposé du cas p
« C’est un travail de réflexion et d’analyse poursuivi pendant de nombreuses années sur l’état des sociétés et des pays arabes, puis de comparaison avec les pays et les sociétés évoluées au-devant d’une nouvelle révolution scientifique et technologique mise en branle depuis plus d’un demisiècle (…). La civilisation humaine est passée de la révolution industrielle à une nouvelle ère qui allait bouleverser la vie des hommes », annonce Moez Laâbidi en posant ainsi la première pierre de son édifice conceptuel dont le but est de décortiquer la logique créative occidentale et de traquer les raisons du dépérissement arabe avant de délimiter les conditions du retour de la conscience arabe, en passant longuement par l’exposé du cas particulier tunisien.
Un monde qui nous dépasse
Pourquoi la civilisation universelle s’est-elle scindée en deux depuis plusieurs siècles : un monde qui explore, invente, industrialise, produit et commercialise ; et un monde assoupi, dépendant, qui n’est bon qu’à consommer ce que produisent les autres ? L’auteur, qui s’interroge ainsi, a manifestement l’ambition de donner l’exemple aux Arabes qu’il engage à méditer, évaluer leurs sociétés et révéler les vérités alors qu’ils évoluent, selon lui, en pleine psychose ; d’un côté une réalité dramatique douloureuse, et de l’autre des richesses abondantes de toutes sortes. Une psychose qui a installé, à demeure, une culture viciée faite d’élucubrations, de sorcellerie, de trahisons, de mort... de plus en plus éloignée de la philosophie essentielle du Coran et de plus en plus ouverte sur les comportements les plus torturés. Dans l’intervalle, les Arabes ont perdu leur identité et se trouvent totalement errants dans un monde qui les dépasse, au propre et au figuré. L’éducation, que l’auteur dit avoir été sapée à la base, n’ouvre plus de perspectives et même les nouvelles voies d’enseignement, comme l’informatique, se sont heurtées à l’inconsistance générale et au manque de vision, et n’ont donc mené nulle part. Les étudiants, envoyés dans des universités occidentales et censés retourner aux pays arabes avec la force de l’évolution, ont au contraire rapporté avec eux une confusion incommensurable entre les valeurs fondatrices des pays d’études et l’identité authentique de leurs propres pays. Supposés devenir des moteurs de la modernité, ils n’ont fait que parachuter une réalité invalide pour des pays qui sont justement à la recherche de leur identité et de leur âme. Car, face aux Arabes, émergeaient en même temps des courants religieux internes portant leurs incontournables confusions pour ajouter à leurs difficultés démesurées à se trouver une voie authen- tique capable de leur ménager une place convenable au sein des nations.
Bourguiba, ange ou génie du cas tunisien ?
Au milieu de ce fatras innommable, l’auteur estime que le cas tunisien se singularise au sein du monde arabe, en premier lieu par le caractère à la fois curieux et saisissant de Bourguiba. Car Moez Laâbidi défend la thèse que Bourguiba est loin d’être cet ange dépeint par une propagande qui a alimenté le mythe du père de la nation alors que celui-ci n’était qu’un grand pragmatique au caractère trempé et qui ne craint de composer ni de se compromettre avec personne. L’auteur lui reproche d’avoir fait le vide autour de lui et de n’avoir fait d’exception qu’avec Ben Ali qui a fini par le déposer et l’assigner à résidence, mais reconnaît néanmoins qu’il y avait du génie dans l’art et la manière dont Bourguiba communiquait avec les foules et les mobilisait, même s’il abonde longuement dans ce qu’il appelle la compromission permanente du leader avec la France, et ce, jusqu’au bout de son règne. Suit une critique acerbe de toutes ses politiques et de toutes ses démarches, concluant que son autocratie a beaucoup pesé dans la balance de l’avenir et de la maturité des Tunisiens. Reste l’avenir des Arabes dans leur généralité, et l’auteur se montre radical quand il place au premier rang des conditions qui mèneraient à un retour de la conscience arabe, la recommandation de se débarrasser d’une manière ou d’une autre de tous les chefs arabes actuels pour les remplacer par de jeunes gens ayant la quarantaine. En second lieu, transformer totalement tous les cursus scolaires dans le sens où la pensée remplacerait les influences actuelles qu’il décrit comme maçonniques. Troisième point, créer des projets industriels coopératifs. Quatrième et dernier point, moderniser la vie quotidienne des Arabes sans renier leur identité arabo-musulmane. Mais que pourrait apporter cette énième tentative de revisiter un sujet qui en a épuisé plus d’un ? Une nouvelle réflexion, comme celle de Laabidi, même si elle révèle de l’amertume çà et là sur des points très précis comme tout ce qui se rapporte à Bourguiba, reste pourtant bienvenue pour garder présent ce sujet capital qu’il faut bien nous résoudre à digérer soigneusement si nous souhaitons vraiment parvenir à nous réconcilier avec nousmêmes.