Pour qui sonne le glas
«N’ envoie jamais demander pour qui sonne le glas : il sonne pour toi. » Cette phrase qui ouvre le roman de John Donan intitulé « Nul homme n’est une île » va comme un gant à la situation actuelle du pays. La tenue d’élections municipales est en soi une victoire, non pas des hommes ou des femmes qui y ont participé mais du pays qui démontre encore une fois sa fidélité aux institutions qui le structurent. Mais revenons à notre histoire de glas : aurait-il sonné pour nos deux grands partis, ennemis intimes, auxquels les dernières élections ont infligé un cuisant échec ? Echec dans le taux de participation, échec dans les pourcentages obtenus. En passant des pourcentages aux chiffres bruts, on peut considérer que depuis 2011, la cote de popularité d’Ennahdha a chuté de manière vertigineuse : 1million 400.000 en 2011, 900.000 en 2014 et un petit 400.000 en 2018. Certes, les conjonctures diffèrent, et dans tous les pays, les élections municipales sont peu « attractives ». Donc, exit Ennahdha ? Pas si sûr, lorsqu’on sait que les fameuses listes indépendantes sont truffées de bons nahdhaouis, chargés de veiller au grain et de servir éventuellement de mouchards si la situation l’impose. Quant à notre cher Nida national (dont le président du comité exécutif n’a pas hésité à rompre le silence électoral du 5 mai, pour passer une vidéo de propagande), son 22% de voix n’est pas une surprise, et ne fait qu’illustrer la déliquescence d’un parti qui, à force de maladresses, d’autoritarisme infondé, a fait fuir tous ses ténors. Ce parti semble avoir sauté, à pieds joints, de l’enfance à la vieillesse, occultant l’âge mûr. Sa cote de popularité, chez les Tunisiens, était adossée à l’image de BCE. Mais une image ne suffit pas ; elle n’excuse pas, non plus, la personnalisation outrancière du pouvoir, les volte-face, l’absence de programme et de travail sur terrain. Exit Nida. En définitive, l’avenir du pays n’est à chercher ni du côté d’Ennahdha ni de celui de Nida. Même si ces deux partis continuent, petitement, leur bout de chemin, ils appartiennent déjà au passé. La Tunisie de demain se fera sans eux. Le glas sonne aussi, lourdement, pour l’Isie qui a relevé les abus survenus durant la campagne, en les laissant faire, sous couvert de sanctions ultérieures…. Notre fameuse instance qui n’a d’indépendant que le nom roule pour les grands partis, mais il semble qu’elle ait misé cette fois sur deux mauvais chevaux… Isie : il est temps de revoir la copie ! Mais, là où le glas sonne plus fort encore, c’est lorsqu’il pointe du doigt l’immaturité citoyenne des Tunisiens. Certes, par leur taux record d’absentéisme, ils ont sanctionné leurs dirigeants. Un non-vote sanction pour « mauvais services » rendus par les gouvernants, depuis 2011, et plus spécialement au cours des deux dernières années… Mais faut-il que mon pays me donne ce que je demande pour que j’aille voter ? Sommes-nous dans un Etat doté d’institutions ou dans une société de services ? L’institution électorale est au coeur de toute démocratie. S’abstenir de voter, c’est affaiblir une institution qui se place au-delà des individus et des partis. Qu’importe le Cheikh ou le fils prodigue ! Ils ne font que passer. Mais le véritable devoir est à l’égard du pays et le vote est l’acte citoyen par excellence. Celui par lequel on consolide une tradition fondatrice de l’institution républicaine. Sans vote, pas de démocratie représentative, ni de participation à la vie publique. Le 6 mai, la majorité des votant étaient des « seniors ; les jeunes prenaient le soleil au café du coin. C’était pourtant eux qui criaient « Dégage ! » sur l’avenue Bourguiba le 14 janvier et emplissaient la place du Bardo un certain été 2013. C’est malheureusement ceux chez qui le désenchantement a été le plus profond. Ce désenchantement (issu de l’amalgame entre les institutions et ceux qui la servent) suffit-il à justifier le faible niveau de conscience citoyenne dont disposent les jeunes Tunisiens ? Il n’est pas de solution miracle qui infuserait l’amour des institutions et la volonté de les préserver envers et contre partis et gouvernants. Il ne faut pas compter sur l’école publique, elle-même dans un état de décomposition avancée. Quant à une éventuelle éducation civique par la famille, elle est pour le moins aléatoire : le taux d’absentéisme du 6 mai renseigne sur les messages, implicites ou exprimés, que des parents abstentionnistes délivrent à leurs enfants. Sans verser dans l’utopie, n’est-il pas envisageable que les municipalités fraîchement élues mettent sur pied un travail d’éducation civique ? Mais, il est fort à parier qu’entre les poubelles et les crevasses, elles auront d’autres chats à fouetter… L’histoire s’écrit par strates, de la plus superficielle à la plus profonde. Sous la strate du haut, où s’agitent les politiques et leurs comparses, histoire pleine de bruit et de fureur, bourrée de maladresses et de magouilles, une autre histoire avance à pas lents : celle des institutions, destinées à survivre aux ‘passants’ que nous sommes. Ces institutions verront se succéder des générations qui les serviront avec plus ou moins de bonheur. Il ne faut pas se tromper de strate : sous prétexte de colère contre les gouvernants, punir l’institution qui les emploie. Nos concitoyens n’ont pas encore accédé à la maturité qui leur permettrait de faire la différence. Imaginez une fureur populaire contre les députés qui inciterait une foule en colère à saccager le siège de l’Assemblée, au Bardo… Mais, par-dessus tout, le glas a sonné pour notre système de gouvernance. Trop de fautes graves ont émaillé son parcours. La première réside dans l’alliance Ennahdha-Nida, concoctée par les deux chefs, afin de maintenir la paix sociale et de garantir la docilité de l’Assemblée. Mais, cette alliance a obtenu le résultat opposé : l’affaiblissement du parlement où deux grands partis opposés, censés faire contrepoids l’un à l’autre, se sont mués en un amalgame hétérogène, grouillant d’arrangements et de magouilles. Tout le monde connaît les conséquences du lien déraisonnable entre les deux partis : le démembrement de Nida, lâché par ses ténors, l’émergence d’une constellation de petits Nidas, sans assise populaire ni présence électorale. Quant à Ennahdha, son union avec Nida dépend de ses intérêts : souvenons-nous de sa sortie en bloc, lors d’une plénière, devant voter la reconduction de l’Instance vérité et dignité. Tout comme l’émiettement de Nida, voici le pouvoir tripartite éclaté en une multitude de pôles : l’Ugtt, dépassant largement ses prérogatives syndicales, a aujourd’hui la force et les prétentions d’un parti politique. Pesant de tout son poids dans le paysage social, elle décrète l’échec du gouvernement, exige et obtient une révision de la charte de Carthage. La charte « Carthage II », qui est au stade de fignolage, comporte, entre autres recommandations, l’insufflation d’un sang neuf au sein du gouvernement. Parmi les signataires de « Carthage II » figurent certains ministres de Youssef Chahed, braves samouraïs, qui s’essaient au hara-kiri, comme forme suprême de l’esprit démocratique ! Autre pouvoir : « l’instance supérieure pour la sécurité de l’Etat » présidée par BCE et prenant délibérément des décisions qui, en temps normal, reviennent à Youssef Chahed. De cet émiettement de pouvoirs résulte la deuxième plaie qui affecte notre système politique, à savoir son insondable inertie. Gouverner à plusieurs, c’est gouverner mal, ou pas du tout. Des décisions sont prises, des promesses clamées, des projets annoncés, et au bout du compte, les citoyens ne voient rien venir… Le mérite des élections municipales a consisté à lever le voile sur la faiblesse des partis en place, ainsi que les dysfonctions du système politique. Même si les intéressés font la sourde oreille, (occupés à compter le nombre de municipalités gagnées), ces dysfonctions finiront par les rattraper. Cela ne sera que justice, car notre pays mérite infiniment mieux que la situation qu’il traverse.