Russe et rebelle
Il y a des films qui vous envoient sur un nuage et vous mettent dans un état secondaire. Et même des heures après, il est difficile d’atterrir. «Leto» fait partie de ces oeuvres rares. Un chef-d’oeuvre filmé dans un noir et blanc très satiné, où les images du passé surgissent en couleur.
Un film musical et génial ... et orphelin au Festival de Cannes. Assigné à résidence par les autorités à Moscou, le réalisateur russe Kirill Serebrennikov a dû finir le montage de son film à la maison, sans contact avec le monde extérieur. En lice pour la Palme d’or, « Leto » raconte brillamment l’histoire de la naissance de la rébellion rock russe dans les années 1980, à partir d’une figure culte qui fédère tout le monde en Russie : Victor Tsoï. Une époque où les cultures russes et occidentales se croisent et s’enrichissent permettant un nouveau souffle de liberté en Union soviétique. Reconstituer dans la Russie d’aujourd’hui cette ère jadis prometteuse n’est pas anodin. Il y a des films qui vous envoient sur un nuage et vous mettent dans un état secondaire. Et même des heures après, il est difficile d’atterrir. Leto fait partie de ces oeuvres rares. Un chef-d’oeuvre filmé dans un noir et blanc très satiné, où les images du passé surgissent en couleur, sous forme de triptyque cinématographique, au milieu d’un journal intime écrit blanc sur noir. Si vous comprenez rien à ces lignes, c’est normal : l’esprit et le parfum du film de Kirill Serebrennikov sont indescriptibles, boostés par une énergie, une inventivité et une fougue rares. Du début à la fin, l’histoire reste électrique comme le son de la guitare en plein galop sur la scène. Le public assis au parterre reste cloué aux chaises, n’ose à peine de bouger le buste. On est à Leningrad, Brejnev vient de mourir en 1982, mais l’Union soviétique n’agonise pas encore. L’idéologie dominante interdit strictement d’adopter la culture capitaliste ou les moeurs « décadentes » de l’Occident. Dans le film, le contrôle et la répression d’Etat sont à la fois omniprésents et en même temps marginalisés pour donner toute sa place à la créativité. De toute façon, cela fait un moment que les gardiens de la morale ont compris qu’aucun mur idéologique ne résistera à la vague musicale. Allez essayer d’interdire au vent de souffler … Les jeunes filles refoulées à l’entrée du Club Rock rentrent tout simplement par la fenêtre. Sur scène, le chanteur Mike (Roman Bilyk) soigne son look, tenue détendue, cheveux longs, lunettes de soleil. Avec le charme de la jeunesse rebelle, il place ses textes fracassants sur des refrains mélodieux de son répertoire oscillant entre rock, punk et new wave. Les fans sont ravis. Cette bande de créatifs croque la vie à pleines dents. A la plage, ils composent de nouvelles chansons, ouvrent les bouteilles de bière avec les dents, chantent, rigolent, débattent, fument du tabac brun, sautent au-dessus du feu, bravent les vagues de la mer et les tempêtes de la vie : « J’ai tout le temps, mais pas de sous ». Leur vie semble sortie d’un poème ou d’une chanson, leur esprit large comme l’horizon. Les scènes de plage sont époustouflantes, les visages cadrés comme des icônes religieuses. A l’écran, l’ambiance folle de leur ambition rock’n’roll se trouve encore amplifiée par une animation scintillante qui s’incruste et se fête sous forme de couleurs et dessins dans l’image noir et blanc. L’esprit indomptable de l’époque est magistralement traduit en images sauvages et paroles ironiques : «Cela n’existe pas et cela n’a jamais existé». Leurs influences sont multiples et souvent occidentales : Velvet Underground, T-Rex, Blondie, Sex Pistols, Lou Reed, David Bowie, Rolling Stones … sans jamais perdre leur propre identité : « Mick Jagger n’a pas Natacha ! ». Natacha (Irana Stars- henbaum), la femme de Mike, sera la clé de voûte du film. Ses sentiments, ses intuitions guident les hommes et donnent du relief au récit. A la fois belle et indépendante, elle achèvera la transmission musicale de Mike vers Victor Tsoï (Teo Yoo), la future rock star sous l’ère soviétique. Décédé après un accident en 1990, à l’âge de 28 ans, il rejoint le club des stars mythiques disparues trop tôt (Janis Joplin, Jim Morrison) et rendues éternelles par toute une génération. Avec un génie certain, Kirill Sebrennikov saisit et fait renaître l’esprit de l’époque avec une telle énergie, une telle liberté et force artistique qu’on oublie presque de s’intéresser à son propre sort. Dans son Centre Gogol à Moscou, le metteur en scène et cinéaste réputé a exactement réalisé ce dont il parle dans son film : comment faire déborder un lieu de création sur la société, créer les conditions pour une vie alternative, prôner l’émancipation en direction des prochaines générations. Accusé de détournement de fonds publics par les autorités russes, Sebrennikov a été assigné à résidence à Moscou et sa chaise est restée vide pendant la projection à Cannes. Sur la Croisette, le coup de maître cinématographique s’est transformé en coup de coeur du public, rallié à sa cause.