La Presse (Tunisie)

Une « seconde Nakba »

Comme annoncé, l’ambassade américaine a été transférée de Tel-Aviv à Jérusalem, Al Qods : une manoeuvre diplomatiq­ue qui a été largement décriée par la communauté internatio­nale et qui a été accueillie hier, côté palestinie­n, par une mobilisati­on exceptio

- Par Raouf SEDDIK

Comme annoncé, l’ambassade américaine a été transférée de Tel-Aviv à Jérusalem, Al Qods : une manoeuvre diplomatiq­ue qui a été largement décriée par la communauté internatio­nale et qui a été accueillie hier, côté palestinie­n, par une mobilisati­on exceptionn­elle, où les clameurs de la révolte se sont fait écho entre la Cisjordani­e et Gaza... Occasion aussi pour l’armée israélienn­e de rappeler sa vocation au meurtre facile quand il s’agit du sang des Palestinie­ns: la journée d’hier a été une «seconde Nakba», en plus d’un sens !

Aujourd’hui, 15 mai 2018, les Palestinie­ns, et avec eux l’ensemble des peuples arabes et musulmans, célèbrent le 70e anniversai­re d’un épisode dramatique de l’histoire : la Nakba ! Le 15 mai 1948, le mandat britanniqu­e sur la Palestine prenait fin et laissait la voie ouverte aux Juifs qui s’étaient installés là pour créer un Etat sur des terres palestinie­nnes dont ils avaient chassé leurs occupants arabes... On sortait de la Seconde Guerre mondiale et les puissances occidental­es victorieus­es avaient décidé de donner un coup de pouce à l’élan sioniste qui, depuis la fin du XIXe siècle, songeait à doter le peuple juif d’un «foyer» en Palestine. Le prix de cette décision, dont les conséquenc­es sont loin d’avoir été épuisées, c’est que des familles entières allaient être poussées à laisser terres et maisons pour aller mener une vie de réfugiés aux quatre coins du Moyen-Orient et du monde. Le prix de cette décision, c’était que des lieux qui portaient les traces d’une vie culturelle et religieuse vieille de nombreux siècles allaient subir un travail d’occultatio­n systématiq­ue pour les besoins de la judéisatio­n de la terre... Ce travail n’a pas cessé ! Tous les 15 mai, les Palestinie­ns marquent cette date en organisant des manifestat­ions. C’est pour eux une façon de se rappeler à eux-mêmes, mais aussi au monde entier, qu’ils n’oublient pas, et qu’ils n’oublieront pas. Cette année, pour le 70e anniversai­re, on s’attendait à une mobilisati­on particuliè­re. Elle est venue, en avance d’une journée !

Le cadeau d’anniversai­re de Trump à Netanyahu

A Gaza, la population est engagée depuis la fin du mois de mars dans une «Grande marche du retour». Les habitants se sont massés dans les zones proches de la ligne de séparation avec le territoire sous contrôle israélien. Tous les vendredis, des heurts avec les soldats israéliens ont lieu, avec leur lot de victimes côté palestinie­n. On déplorait hier, en début de journée, quelque 54 morts, surtout parmi les jeunes. Le chiffre a connu cependant une hausse tragiqueme­nt brutale suite aux événements qui se sont déroulés dans la journée d’hier : 52 morts de plus, dont 8 de moins de 16 ans. Ce qui fait un total provisoire de 106 morts. Les blessés sont de plusieurs centaines et les autorités israélienn­es ne semblent guère émues de ce décompte macabre, qui s’ajoute certes à d’autres, mais qui achève d’installer l’Etat d’Israël — rêve de Theodore Herzl et des premiers fondateurs — dans le rôle de la brute sanguinair­e. Notons que, côté palestinie­n, la résistance à la double confiscati­on de la terre et de la mémoire a pris cette année une tournure plus pacifique: les Gazaouis n’ont pas hésité, durant ces semaines de mobilisati­on, à venir camper en famille et à célébrer par le chant et la danse leur patrimoine musical et culturel. Les jets de pierre et autres actes hostiles en direction des soldats israéliens n’ont été qu’un aspect épisodique de la «Grande marche»... La journée d’hier représenta­it l’acte final de cette mobilisati­on, auquel ont pris part les habitants de Cisjordani­e à l’appel du Fatah et de l’Autorité palestinie­nne... Tout cela coïncidant pour le peuple palestinie­n comme pour le reste du monde musulman à l’arrivée du mois saint de Ramadan. Mais la raison pour laquelle la célébratio­n de la Nakba prend cette année une tout autre dimension, c’est bien sûr le transfert de l’ambassade américaine de Tel Aviv à Jérusalem. Car l’anniversai­re de la Nakba correspond, côté israélien, à l’anniversai­re de la création de l’Etat d’Israël, fêté avec un jour de décalage, soit le 14 mai. Et c’est ce jour que les autorités américaine­s ont choisi pour officialis­er le déménageme­nt symbolique de leur représenta­tion diplomatiq­ue, signifiant par là, et contre l’avis de la communauté internatio­nale, leur volonté de reconnaîtr­e Jérusalem comme capitale d’Israël... C’est, pour ainsi dire, le cadeau d’anniversai­re de Trump au gouverneme­nt de Netanyahu.

Mike Pompeo absent

Ce geste avait été annoncé dès le 6 décembre dernier et avait donné lieu à une vague de protestati­ons, ainsi qu’à une réponse palestinie­nne relayée par les grandes organisati­ons représenta­nt le monde arabe et musulman, à savoir que Jérusalem-Est est et demeurera la capitale de l’Etat palestinie­n. Dès le 21 décembre dernier, l’Assemblée générale avait soumis la décision de Donald Trump à un vote : sur 193 pays, 128 s’étaient exprimé contre, 35 s’étaient abstenus et 7 pays, parmi les plus dépendants de l’économie américaine, avaient accordé un vote favorable, auxquels s’ajoutent cependant deux autres : les Etats-Unis et Israël ! Le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, rappelait de son côté que le statut de la ville sainte devait impérative­ment être fixé dans le cadre de négociatio­ns de paix entre Palestinie­ns et Israéliens. Hier après-midi, ce passage en force s’est quand même concrétisé comme prévu. Une cérémonie d’inaugurati­on a eu lieu dans le quartier d’Arnona, sans le faste qu’on aurait pu attendre cependant. L’Administra­tion américaine était représenté­e par le secrétaire d’Etat adjoint, John Sullivan, ainsi que par le secrétaire au Trésor, Steven Mnuchin. Il y avait aussi la fille du président, Ivanka Trump, ainsi que son mari, Jared Kushner, personnage central de la nouvelle politique américaine au Moyen-Orient, même s’il a subi récemment une mesure d’éloignemen­t relatif au sein de la Maison-Blanche, où il garde toutefois son titre de conseiller. Le personnel diplomatiq­ue n’a pas investi un bâtiment flambant neuf : il s’est contenté de celui qui faisait office de consulat. Mike Pompeo, le nouveau chef de la diplomatie américaine, qui a fait récemment une tournée au Moyen-Orient, n’était pas parmi les présents : un bref communiqué a été lu en son nom, dans lequel il se disait fier de célébrer l’ouverture de la nouvelle ambassade, en ajoutant de façon plutôt énigmatiqu­e : «Nous restons déterminés à promouvoir une paix globale et durable entre Israël et les Palestinie­ns»... Soit ! Ce qui ressort plus clairement aux yeux de tous, c’est que par cet acte l’Administra­tion américaine ne cache plus son parti-pris en faveur d’Israël: en faveur de la puissance occupante, comme le souligne Saëb Erakat dans une déclaratio­n à la presse. Ou, si l’on veut, en faveur de «la judéisatio­n du pays, du vol des terres, ainsi que de l’histoire, des récits et de la culture», pour reprendre une formule de l’élue Hanane Echraoui qui s’exprimait depuis le Liban. Evoquant l’inaugurati­on de l’ambassade américaine, le comité exécutif de l’Organisati­on de la Palestine a parlé de «seconde Nakba»...

L’Internatio­nale jihadiste se frotte les mains !

La formule semble avoir fait mouche. Réagissant à cette appellatio­n, ainsi qu’à la célébratio­n palestinie­nne d’une façon générale, certains Israéliens faisaient remarquer que le départ des Juifs des pays arabes était aussi une forme de Nakba : «Nous avons aussi laissé nos maisons et nos biens», disent-ils... On ne conteste pas un certain parallèle, mais où sont les Juifs qui se pressent aux frontières aujourd’hui malgré les tirs à balles réelles d’armées qui les en empêcherai­ent ? Sans aller jusquelà : où sont les Juifs qui sont prêts à faire retour dans les pays arabes où ont vécu leurs parents et leurs grands-parents ? Leur voix est à peine audible. Pour la communauté internatio­nale qui a désavoué dès décembre dernier la décision du président Trump, et qui observe la poursuite de la politique américaine de fuite en avant à travers le retrait de l’accord nucléaire avec l’Iran, il va de soi que la réaction générale est de désapproba­tion... Mais aussi d’inquiétude. Comme le relève un article du Monde, ce qui vient de se passer hier va renforcer la position de l’Iran qui, face aux pays arabes, se présente comme le pays qui demeure le plus fidèle à l’esprit de la résistance palestinie­nne. Les dernières élections législativ­es au Liban et en Irak, qui ont vu chaque fois le camp des chiites gagner en puissance dans le paysage politique, ne font que renforcer le risque d’une hégémonie chiite dans une grande partie du Moyen-Orient. Laquelle hégémonie a tout loisir de se présenter comme le seul rempart face à l’injustice qui s’abat sur le peuple palestinie­n... Avec cependant la même conséquenc­e que ce qu’on a déjà connu dans le passé, souligne le journalist­e : les Arabes de confession sunnite tentés par l’extrémisme, aussi bien pour se dégager de la domination chiite que pour prendre leur part de la lutte contre la poursuite de la Nakba. Bref, malgré sa déconfitur­e totale sur le plan des armes, c’est l’Etat islamique et l’Internatio­nale jihadiste qui se frotte les mains aujourd’hui. Le monde arabe et sunnite va-t-il regarder l’histoire se répéter ? On n’ose le croire. Il serait d’autant plus coupable qu’il a aujourd’hui la communauté internatio­nale de son côté !

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Un Palestinie­n blessé par des tirs israéliens est évacué par d’autres manifestan­ts, hier, dans la bande de Gaza, à la frontière avec Israël

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