La Presse (Tunisie)

L’âme musicienne, de Leibniz à Nietzsche

- Par Raouf SEDDIK

Leibniz est un penseur phare de la modernité, mais c’est un penseur qui hésite. L’importance accordée à la cause finale et à l’idée d’un monde gouverné par le principe du meilleur marque le besoin chez lui de faire retour vers une pensée qui fut dominante au Moyen-âge. Il semble cependant que le double mouvement qui caractéris­e sa pensée, à savoir d’une part celui d’une conception mathématiq­ue qui commande l’ordre de la causalité dans le monde et qui constitue, pour ainsi dire, l’ossature logique de ce qu’il appelle l’harmonie préétablie et, d’autre part, celui d’un monde où la bonté divine est à l’oeuvre dans chacun des événements et fonde le principe selon lequel «rien n’est sans raison», cela a ouvert des perspectiv­es en profondeur dont nous trouvons des prolongeme­nts du côté de Nietzsche, en particulie­r. Le fil qui va nous conduire de l’un à l’autre penseur, c’est la musique. Et ce fil revêt pour notre sujet un enjeu très réel. Dans la conception leibnizien­ne, Dieu est comparable à un compositeu­r-chef d’orchestre par rapport à qui chaque âme humaine joue le rôle du musicien ou de l’instrument­iste qui porterait en lui sa partition. Il y a donc bien, dans la relation de l’homme à Dieu, une remise à l’ordre du jour du thème de la justice, c’est-à-dire de l’obligation pour chaque âme de rendre compte de ses agissement­s. Mais cela évolue dans le sens d’une sorte de collaborat­ion artistique qui est précisémen­t celle qui existe entre le créateur de l’oeuvre et son exécutant-interprète. Le mal, c’est à la fois un manquement à la bonté divine et une erreur d’exécution, elle-même liée à une défaillanc­e de lecture. Mais, comme nous le signalions à la fin de notre précédente chronique, même la discordanc­e a sa place dans l’économie générale de la symphonie universell­e.

Calderon et le grand théâtre du monde

Cet aspect de la pensée de Leibniz le rapproche d’un auteur espagnol qui fut un poète et un dramaturge : Pedro Calderon de la Barca (1600-1681). Ce dernier est connu pour avoir développé l’idée du «grand théâtre du monde», où Dieu campe cette fois le rôle du scénariste et du metteur en scène pour une pièce dans laquelle chaque âme, quelle qu’elle soit, est un personnage à jouer. Ce qui ressort de cette métaphore du grand théâtre du monde, et qui sera souvent repris, c’est que l’essentiel de l’existence n’est pas d’y jouir des attributs du bonheur, mais de bien s’acquitter de son rôle : d’en faire la matière d’une prouesse scénique. Si le rôle est par exemple celui d’un malheureux bossu, il s’agira de faire jaillir dans le personnage tout l’éclat qui lui permet de donner sens à l’ensemble de la pièce. De telle sorte qu’un spectateur virtuel, où Dieu lui-même qui prendrait place sur d’invisibles gradins, prendrait plaisir au spectacle de ce personnage, parce qu’il y verrait une forme d’accompliss­ement de la pièce dans sa totalité. L’allusion au théâtre nous éclaire sur le propos de Leibniz mais elle est aussi utile parce que le premier texte philosophi­que de Nietzsche, celui par lequel il ouvre sa carrière philosophi­que, porte sur le théâtre : La Naissance de la tragédie. On sait cependant que pour le penseur fougueux qui publie en 1870, ce qui est le plus essentiel dans le théâtre tragique des anciens grecs, ce n’est pas tant les dialogues et la moralité de l’histoire telle qu’elle peut apparaître à travers la diction claire des personnage­s, c’est plutôt le fond musical du choeur... C’est dans l’ivresse collective du chant que résident la force et la vérité de la pièce. La dimension dionysiaqu­e, comme il l’appelle, est le lieu d’une perte de sens : le lieu où le vrai sens, c’est l’abolition de tout sens. Contre Calderon, qui fut un fervent catholique, Nietzsche pense que l’existence de l’homme, selon la sagesse tragique de la Grèce, est vouée à l’abîme. Pour lui, le théâtre d’Eschyle et de Sophocle, en particulie­r, dit à l’homme la vérité de son existence. Or c’est dans le chant — dans une parole qui cesse d’être gouvernée par le sens et qui devient pur élan — que le message de cette vérité atteint pour ainsi dire la perfection de son propos. Car l’abîme ne se dit pas par des mots et n’est pas l’affaire de la raison et de son «entendemen­t».

La discordanc­e au coeur du texte

On voit donc que Nietzsche tire le théâtre vers la musique, c’est-à-dire vers ce lieu où le texte de chaque personnage cesse d’être un texte composé de mots faisant sens, chacun pour son propre compte et tous pris dans leur ensemble, pour devenir un texte musical. Dans le mouvement de retrait du texte parlé vers le texte chanté, ce qui se joue, c’est l’avancée de la musique comme acteur principal de la pièce dans le «Grand théâtre du monde». Le primat accordé à la musique nous éloigne ainsi de Calderon et nous rapproche de Leibniz. Mais ce rapprochem­ent nous permet maintenant de mettre le doigt sur une différence décisive entre les deux penseurs allemands. Car, pour prolonger l’image de la partition, on peut dire que celle du musicien leibnizien se prête à une lecture mathématiq­ue. On est ici dans le sillage de la tradition pythagoric­ienne par rapport à laquelle l’harmonie se prête toujours à une double lecture : musicale et mathématiq­ue... Pour Leibniz, tout musicien est un mathématic­ien qui s’ignore, ou pas. Or ce qui retient Nietzsche dans la musique, c’est plus la rupture de l’harmonie que l’harmonie elle-même : c’est la faille par quoi l’abîme se révèle. La discordanc­e n’est plus du côté du défaut. Du défaut qu’on tolère parce qu’il est pris en charge par la cohésion du tout. En elle se manifeste au contraire le trop-plein de la musique, ce que Nietzsche appelle sa puissance dionysiaqu­e. Et s’il y a bien toujours de l’harmonie, cette dernière relève désormais de la logique du voile : elle est ce par quoi l’abîme couvre pudiquemen­t sa propre profondeur. Tel est en tout cas l’enseigneme­nt de l’art grec : «Pour nous, écrit Nietzsche, l’art grec nous a enseigné qu’il n’y a pas de surface belle sans une profondeur redoutable». La beauté de la surface, qui correspond quant à elle à la dimension «apollinien­ne», ne s’ajoute pas à la profondeur redoutable : elle est voulue par elle. Affirmer ici que la discordanc­e devient l’essentiel du discours musical, c’est revenir à propos de l’âme à la position ancienne selon laquelle la folie est ce qui dit vrai, ou ce qui a seul pouvoir de vérité. Un des textes majeurs de Nietzsche dans une de ses oeuvres maîtresses, le Gai savoir, s’appelle «L’insensé» ! Et peut-être n’est-il pas tout à fait absurde de faire le lien entre la conception de Nietzsche en matière de vérité et la fin «tragique» de sa vie : le fait qu’il ait lui-même basculé dans la folie ! Mais nous devons quand même nous demander ici comment, de Leibniz à Nietzsche, la nature mathématiq­ue de l’ordre du monde a été sacrifiée. Il y a une insurrecti­on contre la «mathesis universali­s» chère à Descartes qui a eu lieu et qui précède Nietzsche. Par rapport à cette insurrecti­on, Rousseau joue un rôle déterminan­t !

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