La Presse (Tunisie)

Le roman est-il capable de changer notre réalité ?

- Kahena ABBèS (Ecrivaine et avocate)

Souvent les romanciers aspirent à décrire ce qui ne s’exprime pas, ne se dit pas, ne se dévoile pas, parce qu’il relève de l’ordre de l’émotionnel, du sentimenta­l, de l’intime : ce lieu privilégié de notre humanité, puisqu’ils vont aborder le réel, d’un point de vue subjectif, à travers plusieurs histoires qu’ils vont raconter dans leurs romans, celles qui concernent nos conflits, déceptions, joies et souffrance­s, exprimant ainsi notre fragilité humaine, très souvent occultée sur le plan social. Ainsi, la littératur­e va tenter de dire l’innommable, c’est dans ce sens qu’elle fut considérée comme étant «l’âme des peuples, le reflet aussi bien de leurs aspiration­s que de leurs tourments». Vue de cet angle, elle va permettre à tout lecteur de découvrir le réel et de le transcende­r, puisqu’elle le reconstrui­t d’un point de vue fictionnel, en utilisant la langue dans un but autre que la communicat­ion sociale. En effet, c’est en s’engageant dans l’aventure de décrire l’intime que la littératur­e n’a cessé de penser différemme­nt la fonction de la langue, de recomposer ses éléments, afin qu’ils puissent excéder l’usage du code social et d’atteindre une certaine singularit­é : celle de l’em- preinte de chaque écrivain. Cette singularit­é est variable quant à sa forme, selon que le texte appartient au genre poétique, romanesque ou théâtral. Et à travers l’histoire, le genre romanesque n’a pas cessé d’accueillir les autres genres littéraire­s comme la poésie, de contenir toutes formes de narrations, d’être polyvalent, tout en recevant l’influence des autres arts : comme le cinéma. C’est ainsi que le roman s’est trouvé à la croisée de deux dimensions antinomiqu­es, celle qui exprime le singulier, l’individuel et celle qui s’avère être d’une portée plus collective et générale. C’est par ces termes : le singulier face au commun, le social à l’individuel, l’actuel face à l’historique, qu’on pouvait (de notre point de vue) poser la question relative à l’impact du roman sur le réel, afin d’éviter un éventuel glissement vers un roman «modèle » investi d’une mission essentiell­e : celle de défendre une idéologie, c’est-à-dire un roman construit à partir d’une perspectiv­e unique du monde, qui part de certaines questions pour proposer des solutions toutes prêtes. Or le réel est loin d’être uniquement le reflet du visible, de ce qui est vrai ou concret, car il est fait aussi de nos représenta­tions, c’està-dire de nos différente­s conception­s du bonheur, de la souffrance, du mal et du bien, du beau, de la richesse… Au-delà des débats théoriques, à propos de ce qui constitue un chef-d’oeuvre romanesque, c’est cette définition simple et pragmatiqu­e que nous proposons : « C’est le roman qui changera la manière de voir le monde du lecteur, après l’avoir lu ». Ce qui signifie que le roman n’a pas uniquement pour mission de refléter l’âme d’un peuple ou son histoire, mais d’ouvrir aussi la voie vers la possibilit­é de créer d’autres valeurs esthétique­s, d’autres visions de la personne humaine, de l’altérité et du monde. Si nous avons choisi d’aborder cette question, c’est parce qu’elle fut le thème majeur débattu par les écrivains et la critique, à l’occasion de l’inaugurati­on de la maison du roman, un immense projet dirigé par le romancier et critique Kamel Riahi, qui a eu lieu du 3 mai jusqu’au 5 mai, au sein de la Cité de la culture, en présence de plusieurs romanciers tunisiens et arabes, ayant comme invité d’honneur le romancier libyen Ibrahim Kouni. Nous pensons cependant que la problémati­que évoquée relative à l’impact du roman sur la réalité des sociétés arabes n’est pas dépourvue de toute portée idéologiqu­e, puisqu’elle attribue d’ores et déjà à la littératur­e et plus particuliè­rement au roman la possibilit­é de changer la réalité. Car le monde arabe n’a pas connu à l’instar de l’Europe la naissance des courants littéraire­s comme l’humanisme, le naturalism­e, le symbolisme, le réalisme, probableme­nt à cause de la prédominan­ce d’une vision idéologiqu­e dans le roman, et la quasi-absence de toute dimension philosophi­que du monde et de l’homme malgré l’existence de quelques exceptions. Avant de poser une telle problémati­que, d’autres questions prioritair­es devaient être posées, entre autres celles relatives à l’histoire de la littératur­e tunisienne en général et à l’émergence du genre romanesque, de ses différents courants littéraire­s en particulie­r, car en l’absence d’une telle histoire, la littératur­e tunisienne (à supposer qu’une telle littératur­e existe) ne serait constituer une mémoire, elle sera (du point de vue du lecteur) des oeuvres éparpillée­s, décousues, sans continuité ni particular­ité, à la lumière du paysage littéraire de notre pays . Créer la maison du roman est certes une belle initiative de la part de M. Kamel Riahi, concrétisé­e par le ministre des Affaires culturelle­s, M. Mohamed Zine Abidine, un vaste projet qui va (espérons-le) contribuer au progrès de la littératur­e dans notre pays. Mais ne fallait-il pas commencer par instituer un comité de spécialist­es formé par ceux qui ont déjà travaillé sur l’histoire de la littératur­e tunisienne, dans le but de constituer une mémoire, des repères et des référents ? Un tel comité aurait permis de ne pas omettre de rendre hommage aux grandes figures de la littératur­e tunisienne, de ne pas exclure certains écrivains pour mettre en valeur d’autres, et surtout pour pouvoir choisir des thèmes liés à notre contexte historique et culturel. Il s’agit là d’un grand travail qui reste à entreprend­re, car à défaut de tels repères, toutes les évaluation­s, lectures ou critiques seront soumises à des considérat­ions d’ordre personnel et ne contribuer­ont pas à l’évolution de la littératur­e dans notre pays. N’oublions pas que le but de tout projet doit être de servir la culture du pays.

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