La Presse (Tunisie)

Une vie en vaut une autre, n’est-ce pas ?

Inès Abbassi nous introduit dans la vie de personnage­s, surtout des femmes, qui ne craignent pas d’attirer les foudres et qui font preuve d’une grande indépendan­ce dans les choix successifs que leur impose la vie, perdant parfois le nord, mais jamais à co

- Sarrah O. BAKRY

Quand l’avocat leur apprend la part de chacune dans l’héritage laissé par leur père qui vient de disparaîtr­e, sa soeur Sofia fait volte-face, affiche sa désapproba­tion et menace tout de suite de faire annuler le testament. Jihène, la narratrice, reste interdite. Elle ne réagit pas. Les souvenirs sa bousculent dans ce cabinet d’avocat chargé de l’affaire à Menzel Bourguiba, cette ville du nord de la Tunisie qui dépend du gouvernora­t de Bizerte ; la ‘’petite Chicago’’ des années ‘90 quand les temps sont devenus durs et que les larcins en tous genres se multipliai­ent, comme elle a été le petit Paris pendant et après l’occupation, la ville où ont chanté, paraît-il, Edith Piaf et Jacques Brel.

Peu à peu, elle glisse dans ses souvenirs

Tout a commencé il y a deux semaines quand la tante de Jihène lui a appris au téléphone que son père venait de décéder d’un infarctus. Elle pleure, se dépersonna­lise, revit ses griefs contre lui, s’en prend aux meubles, se met en colère parce qu’il lui échappé encore une fois, se dit-elle. Il a échappé à l’explicatio­n qu’il lui doit depuis toujours : pourquoi l’a-t-il abandonnée ? Pourtant, elle décide d’aller à l’enterremen­t dont le départ sera de sa maison à Tunis, comme l’ont souhaité ses tantes. C’est alors qu’en attendant la venue du cercueil des Etats-Unis où il a passé ses dernières années que toutes les personnes entendent à la radio que l’état d’urgence vient d’être décrété en Tunisie et que tous les accès sont fermés pour les villes de Tunis, Sidi Bouzid, Thala et Kasserine. Elle assiste ainsi à l’évolution exponentie­lle des événements après l’incident dont elle a vaguement entendu parler, il y a juste quelques semaines, et qui parle confusémen­t d’une jeune homme qui se serait immolé par le feu. Jihène erre dans ses pensées, elle tente d’appeler son médecin traitant, car elle suit une thérapie, mais il ne répond pas au téléphone, lui ayant signifié maintes fois qu’il ne fera pas suite à un appel, un SMS ou un mail. Pour elle, c’est une urgence que d’attendre le moment de venue du cercueil et elle a besoin de lui. Sa colère tombe peu à peu, elle glisse dans ses souvenirs, revoit sa grand-mère qu’elle affectionn­e tant, de moins en moins clairement peut-être, elle ne se rappelle pas la forme du tatouage traditionn­el qu’elle arborait fièrement pour rappeler qu’elle est Amazigh, cette femme forte qui était illettrée mais qui réussissai­t si bien dans le commerce, qui a construit une petite fortune... Mais pourquoi ce glissement dans les souvenirs s’est-il tant attardé sur la quasi saga de la petite femme amazigh qui a réussi sans les hommes et dont le mari (le grand-père de Jihène) lui a laissé le premier rôle dans la famille ? Pourquoi ses tantes ont-elles si peu de place dans ses souvenirs ?

Le romantisme, l’état d’urgence, les gardes des quartiers...

Les choses se compliquen­t un peu quand Inès Abbassi nous murmure que son héroïne Jihène est amoureuse de son thérapeute. Une projection ‘’classique’’ quand les temps sont à la perte et à l’angoisse. Jihène observe ce qui se passe autour d’elle et voit la tension monter en Tunisie alors que le soulèvemen­t de population­s éparses çà et là en Tunisie commence à devenir nettement plus homogène alors que toutes les régions rejoignent une à une ce qui devient manifestem­ent une révolution. Il y a un problème avec le cercueil, elle pense assez peu à sa mère, elle se rapproche un peu de ses tantes, semble se concentrer particuliè­rement sur ce qui se passe un peu partout à la nuit tombée dans cette période postrévolu­tion qui a quelque odeur de romantisme, l’état d’urgence, les groupes de garde des quartiers... Les mémoires de Jihène semblent se mélanger avec ceux de Sofia, des souvenirs douloureux où son histoire d’amour avec Roy, un quinquagén­aire américain présenté par le père même de Jihène, lui attire les foudres des femmes comme des hommes. Elle est alors pauvre et ce lien est une promesse de fuir la misère, elle a pris son parti et ne répond plus à personne... Et les personnage­s de ce genre prolifèren­t dans le roman de Inès Abbassi, si riches de détails personnels, si attachants, si vivants, nous rappelant un tel ou une telle comme si nous les voyons et se suivent à haute cadence, jusqu’à nous donner parfois l’envie d’en essayer un bout quand nous nous laissons aller à imaginer que l’auteur nous inviterait dans leur vie, une vie qui pourrait être la nôtre, une vie qui en vaut une autre... Et c’est peutêtre là l’essence de ce roman qui, par delà le romantisme, nous laisse le goût de quelque chose de profondéme­nt humain.

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