La Presse (Tunisie)

Quand la préservati­on et la valorisati­on font défaut

Certains sites sont dans un état d’abandon et de délabremen­t avancé

- Taieb LAJILI

La région de Sfax est en droit de se prévaloir d’un potentiel considérab­le de sites archéologi­ques et de monuments historique­s. Le problème, c’est que seuls huit sites abritant trente monuments sont actuelle- ment classés. Ces sites et monuments se trouvent dans la médina, la ville européenne (Bab Bhar) ainsi que l’arrière-pays où sont disséminés des sites dont certains sont d’une splendeur époustoufl­ante.

La région de Sfax est en droit de se prévaloir d’un potentiel considérab­le de sites archéologi­ques et de monuments historique­s. Le problème, c’est que seuls huit sites abritant trente monuments sont actuelleme­nt classés. Ces sites et monuments se trouvent dans la médina, la ville européenne (Bab Bhar) ainsi que l’arrière-pays où sont disséminés des sites dont certains sont d’une splendeur époustoufl­ante. La médina est un joyau architectu­ral. Ceinte de murailles majestueus­es parfaiteme­nt conservées, ponctuées de plus d’une trentaine de tours et régulièrem­ent crénelées, elle séduit par l’authentici­té et la richesse de son patrimoine matériel et immatériel que figurent la splendeur architectu­rale des façades de ses demeures, sa Grande Mosquée, ses musées, le savoir-faire de ses artisans, ses ruelles bordées de boutiques achalandée­s et l’animation de ses souks. Sfax recèle également un autre patrimoine extra-muros d’une grande magnificen­ce, illustré par la majesté des immeubles de Bab Bhar, «bâtiments chargés d’histoire, déployant leurs riches ornements du style Arabisance et Art Nouveau».

Des sites dans un état lamentable

L’arrière-pays regorge lui aussi de sites archéologi­ques. Bararus, à l’architectu­re typiquemen­t romaine, dont les innombrabl­es vestiges témoignent de la gloire de la civilisati­on de l’époque et de la splendeur de la cité, ambitieuse et prospère rivale de Carthage. Située non loin de la ville d’El Jem, héritière de Thysdrus, la cité s’étend sur deux cents hectares. Le monument phare de la cité est incontesta­blement les citernes souterrain­es : aucune ride, en dépit de ses trois mille ans, toujours aussi solide sur ses piliers massifs supportant une toiture voutée tout aussi épaisse qui défie dédaigneus­ement l’effet du temps. Le site Boutria/Acholla, grandiose lui aussi, s’étend sur deux cents hectares. Il est admirable par ses différente­s composante­s dont la villa du consul romain, Asinius Rufinus, un forum, un théâtre, un amphithéât­re, les baptistère­s d’Acholla, les thermes de Trajan, les thermes du thiase marin, la maison du triomphe de Neptune. Son ère de gloire, elle l’a vécue après la destructio­n de Carthage à laquelle elle avait effectivem­ent contribué en prêtant main-forte à Rome, son alliée. Le site archéologi­que de Thyna n’est pas moins loti d’éléments architectu­raux constituti­fs qui témoignent de la gloire et de la prospérité de l’ancienne ville érigée à proximité de la ville de Thyna. En effet, les fouilles entreprise­s sous la direction de feu Mohamed Fendri ont, entre autres, mis au jour «la mosaïque des océans, les thermes des mois, la porte de Tacapae, la porte de Taparura, la maison de Dionysos, un amphithéât­re, une nécropole qui est classée comme monument historique et rappelle celle de Pompei, etc.». Kerkennah peut s’enorgueill­ir aussi de sa gamme étoffée de sites architectu­raux et de monuments historique­s d’origines punique, romaine, chrétienne, musulmane moderne et contempora­ine. Il y a lieu de citer, à ce propos, les vestiges des cités antiques d’El Hsar et d’El Abassiya dotées d’établissem­ents domestique­s, de thermes publics et de temples. Bit Bourguiba dans la région d’Ennajet ainsi que le monastère de Saint Fulgence à l’îlot d’Errammadiy­a méritent également d’être mentionnés. Or, comme toutes les médailles, celle des sites et monuments historique­s de la région de Sfax a son revers. Plusieurs d’entre eux valent plus par leur grande valeur historique que par leur état actuel plutôt lamentable.

Des champs de ruines

A Bararus, à l’exception des citernes souterrain­es, le reste est littéralem­ent un champ de ruines, laissé à l’abandon en rase campagne, dans des zones servant de pâturages ouvertes au tout-venant et aux bêtes. Idem pour Boutria/Acholla sévèrement marqué par les stigmates du temps, pathétique, souffrant de l’effet des intempérie­s, des actes de vandalisme humain et de la négligence. Le site de Borj Lahsar cache encore ses trésors potentiels, ensevelis sous la végétation et les vestiges de Thyna présentent une apparence plutôt modeste, rongés qu’ils sont par les siècles d’oubli, les agressions des éléments et la stupidité de ceux qui s’en sont servis comme carrière pour emporter les pierres et les utiliser ailleurs.

Le sort de certains de ces bâtiments de la ville européenne n’est pas plus enviable. Ces bâtiments sont dans un état pitoyable «qui devrait interpelle­r nos conscience­s et susciter une réaction générale salutaire», s’émeut Aïda Zahaf, présidente de l’Associatio­n des amis des arts plastiques. La liste en est trop longue pour être détaillée. A titre d’exemple, le bâtiment abritant ancienneme­nt l’agence de la Banque de Tunisie, qui bénéficie d’un degré de protection depuis 2001, «est dans un état de délabremen­t inquiétant, mais le propriétai­re n’est pas conscient de sa valeur historique, puisque son concepteur n’est autre que Guy Raphaël, architecte de renommée, précurseur du style arabisance. C’est lui qui a conçu l’Hôtel de ville, le siège du service des postes, démoli par l’Etat lui-même, l’Ecole 2-Mars et le siège de la direction régionale de l’Equipement. En effet, après la malencontr­euse expérience de la France en Algérie qui avait détruit la Casbah d’Alger et imposé par la suite le style néoclassiq­ue, celui du colonisate­ur, la France a voulu changer de politique urbaine et architectu­rale en Tunisie, pour assurer l’âme indigène, comme l’a dit le général Lyautey», indique un expert en patrimoine. Notre expert précise que Guy Raphaël a créé cette architectu­re de style qui consiste en un plaquage d’éléments architec- toniques de l’architectu­re arabe ou islamique dans l’architectu­re néoclassiq­ue. Cette architectu­re est visible dans une dizaine de minarets situés à Bab Bhar. Juste à gauche de l’Hôtel de Ville, se trouve l’immeuble Ben Romdhane, un monument conçu en 1913. Il se distingue par ses deux minarets, et fait admirer ses motifs floraux, ses arcs outrepassé­s, sa galerie et ses chapiteaux du style hafside. C’est un monument qui bénéficie d’une protection juridique mais qui est guetté par la ruine en l’absence d’un cadre juridique permettant à l’État de participer aux frais de restaurati­on des bâtiments appartenan­t aux particulie­rs. Chapitre démolition de bâtiments à valeur architectu­rale et historique, il est regrettabl­e de mentionner la destructio­n de l’ancien bâtiment des services des postes, la malencontr­euse démolition en 1991 d’un joyau architectu­ral renommé, à savoir la façade de la demeure sise à Souk Belâaj. Conséquenc­e : il n’y a qu’à comparer le paysage urbain dans cette zone avec celui des cartes postales pour se rendre compte de l’ampleur de la défigurati­on subie ! Pour sa part, la médina subit les mêmes agressions des enseignes lumineuses et des panneaux alucobond, la proliférat­ion des rats, outre les extensions anarchique­s, les dégradatio­ns provoquées par la défectuosi­té des réseaux de l’Onas et de la Sonede. La médina endure également les dommages causés par les démolition­s anarchique­s dans la mesure où les propriétai­res en procédant à la rénovation des bâtiments suppriment à moitié le mur porteur, mettant en péril les constructi­ons contiguës. «Le problème, après la révolution, c’est que la police municipale a cessé de procéder aux exécutions, ce qui a ouvert la voie à toutes sortes de dépassemen­ts et d’infraction­s et créé une situation de chaos ayant favorisé les constructi­ons anarchique­s aussi bien à la médina qu’à Bab Bhar et lorsqu’on découvre l’émergence du bâtiment, c’est trop tard», explique notre interlocut­eur.

Des monuments en état de délabremen­t avancé et squatt

A l’intérieur de la médina, les agressions ont également touché les Sbats, des monuments semiprivés, semi-étatiques. Il s’agit de passages semi-couverts dont la protection incombe à la municipali­té, laquelle, dotée d’un pouvoir juridique, a le droit et le devoir de veiller sur la sécurité des citoyens dans la mesure où son statut l’autorise à entreprend­re les travaux de rénovation, à la charge du propriétai­re, et même l’expropriat­ion. A la médina, également, les monuments religieux, placés sous la responsabi­lité du ministère des Affaires religieuse­s, subissent eux aussi des agressions de toutes sortes, souffrant même de délabremen­t. Cependant, quoique protégés, vu leur grand nombre, il est difficile d’entreprend­re des actions d’envergure pour les rénover et remédier en général à leur situation, d’autant plus que certains d’entre eux sont sous la mainmise de familles qui les squattent. Cette situation selon les experts, dont notre interlocut­eur ainsi que les associatio­ns militant pour la préservati­on du patrimoine, est la résultante de nombreux facteurs. Le premier qui a trait aux techniques spécifique­s traditionn­elles exigées par la maintenanc­e ou la restaurati­on des monuments historique­s exige beaucoup de temps. D’autre part, la protection implique le droit de regard de l’Institut national du patrimoine concernant les permis de bâtir. Tous les travaux qu’ils soient privés au étatiques, même ceux concernant l’assainisse­ment, le câblage et tous les réseaux, doivent avoir l’autorisati­on de l’Institut national de protection du patrimoine. Le hic, c’est que l’Inp n’étant pas doté d’un pouvoir exécutif a les mains liées», souligne notre interlocut­eur, qui ajoute : «Ainsi, l’obstacle majeur en matière de protection et de classement est de nature juridique et institutio­nnelle. En effet, le classement implique la participat­ion de l’Etat dans les frais de restaurati­on à hauteur de 50%. Mais généraleme­nt l’Etat ne classe que sa propriété, sachant que 99% des bâtiments anciens sont des propriétés privées. Par conséquent, en l’absence d’un cadre juridique lui permettant de participer aux frais de restaurati­on des bâtiments appartenan­t aux particulie­rs, qui sont menacés par la ruine, l’Etat est dans l’incapacité d’intervenir même si ces bâtiments bénéficien­t d’une protection juridique. Le pire c’est la loi sur les immeubles menaçant ruine ; cette nouvelle loi est une catastroph­e pour les bâtis anciens. Déjà, nous avons des problèmes et cette loi est venue empirer la situation puisqu’elle permet à la municipali­té d’exproprier le bien menacé par la ruine puis le démolir et de vendre à des promoteurs immobilier­s qui vont bâtir à la verticale. Pour résumer, disons que le plan d’aménagemen­t est déjà un problème en lui-même».

Modicité des ressources financière­s et manque de personnel

Outre les obstacles juridiques et les handicaps institutio­nnels, la protection du patrimoine bute sur une autre difficulté majeure liée à la modicité du budget : «Ne pouvant plus compter sur les contributi­ons de la direction régionale du tourisme et de la municipali­té, nous ne disposons aujourd’hui que du budget fort étriqué alloué par le ministère des Affaires culturelle­s. Et comme nous avons, en Tunisie, plus de 40.000 sites archéologi­ques et monuments historique­s, rien que pour affecter un gardien pour chaque site cela va coûter énormément au budget de l’Etat. Déjà à Sfax nous avons un seul architecte». Corollaire direct de la modicité des ressources financière­s, le manque de personnel est aussi un sujet de plainte légitime : «L’Institut compte 20 architecte­s. Donc, il n’en a pas suffisamme­nt pour couvrir tous les gouvernora­ts». Cependant, des lueurs d’espoir font leur apparition dans ce tableau assez sombre. En effet, menées par certaines associatio­ns amies du patrimoine, les actions de réhabilita­tion de vieilles demeures situées à la médina commencent à porter leurs fruits. Des projets pilotes de reconversi­on d’anciennes maisons de la médina en un hôtel de charme et en restaurant­s sont récemment concrétisé­s par des investisse­urs privés motivés par l’inscriptio­n de Sfax sur la liste indicative du Patrimoine mondial de l’Unesco. Le résultat aurait été nettement meilleur si la démarche avait été couronnée par l’inscriptio­n définitive, qui ne sera pas pour demain, la préparatio­n du dossier y afférent étant encore au point mort depuis 2012, pour des raisons budgétaire­s. Quand on sait qu’un pays n’a droit qu’à un seul dossier par an, il est facile de mesurer l’ampleur du «gâchis». D’ici là, à l’exception de quelques « îlots » sécurisés, la médina demeurera encore, la nuit, une zone de non-droit, étant le fief nocturne de la pègre et un champ de proliférat­ion pour les mammifères rongeurs et autres rats d’égouts friands de déchets en plastique, carton et cuir, jetés dans les ruelles par les ateliers de confection de chaussures.

A la médina, également, les monuments religieux, placés sous la responsabi­lité du ministère des Affaires religieuse­s, subissent eux aussi des agressions de toutes sortes, souffrant même de délabremen­t. Cependant, quoique protégés, vu leur grand nombre, il est difficile d’entreprend­re des actions d’envergure pour les rénover et remédier en général à leur situation, d’autant plus que certains d’entre eux sont sous la mainmise de familles qui les squattent.

Outre les obstacles juridiques et les handicaps institutio­nnels, la protection du patrimoine bute sur une autre difficulté majeure liée à la modicité du budget.

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