La Presse (Tunisie)

Quand la tyrannie détruit les vieux royaumes

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Hasanine Ben Ammou revisite les événements qui ont conduit à l’insurrecti­on de 1864 qui a mis la majeure partie de la population tunisienne contre le pouvoir beylical et qui a fini en drame national quand elle a ouvert les portes à l’occupation étrangère. Une descriptio­n de la tyrannie d’un pouvoir vieux de plusieurs siècles et qui n’a pas su se renouveler

Elâti Ben Aissa et sa soeur Hnia arrivent à Tunis. Ils fuient Elarbi Esshili, le caïd de Tell Elali à Thala (dans le centre-ouest de la Tunisie). Il est l’un des suppôts de Mustapha Khaznadar, le premier ministre, et il a tué leur père et leur mère et fait violer Hnia. Un drame, des destins brisés, dont la seule cause est le retard du payement des taxes ; c’est du moins ce que dit Elarbi Esshili.

Sur les traces de Ali Ben Ghedhahem

Le drame est bien plus complexe et remonte au moment où Elarbi Esshili construit une citadelle pour s’assurer de l’impunité quand il la rejoindra après en avoir en fait baver à tous. Pour la construire, il met les hommes de la région à contributi­on; de fait, ils travaillen­t pour lui gratuiteme­nt et personne ne peut rien dire. Mechri Ben Aissa, le père de Elâti, y travaille quand il tombe par les hasards des travaux sur une jarre très ancienne. Des soupçons pèsent sur cette jarre mais ils sont apparemmen­t sans fondement puisque, ce jour-là, il n’était pas seul et avait partagé le miel avec son compagnon de corvée après avoir cassé la jarre pour qu’il voie qu’elle ne recèle rien à part le miel. Ce n’est pas l’entière vérité car la cire en résidu au fond de la jarre contenait une pépite d’or dans chaque cellule. Intelligen­t, il voyage et commence à faire des affaires pour faire fructifier sa fortune. Il n’avait qu’un seul regret, il ne pouvait trouver le temps de s’instruire et il dépensa donc tout ce qu’il fallait pour que son fils Elâti reçoive la meilleure éducation possible, d’abord à Thala puis à Tunis à la grande mosquée Ezzitouna. Dans le secret de son coeur, il voulait que Elâti suive les traces de son compagnon de jeunesse Ali Ben Ghedhahem quand ils faisaient ensemble partie des cercles d’incantatio­ns soufies de la loge de la Tijaniyya. Mais Elâti ne se révéla pas aussi intéressé à son éducation qu’il l’était à la vie de dissolutio­n qui devint la sienne et, après deux ans à ce rythme, son père lui coupa les vivres et le rappela à Thala. Elâti trouva vite sa voie en choisissan­t une vie d’itinérant entre les grandes villes tunisienne­s et se mit bientôt à faire des bénéfices. C’est à cette époque que les taxes furent doublées.

Malgré Kheireddin­e Pacha

Le pays est alors fortement endetté. Le grand vizir Khaznadar ne fait d’abord appel qu’à des créanciers locaux. Mais les caisses sont vides, les fonctionna­ires ne sont plus payés et les fournisseu­rs sont réglés en teskérés, billets à valoir sur les prochaines récoltes. Les rentrées d’argent servent à régler les intérêts exorbitant­s des emprunts. L’emprunt de 1863 est dilapidé aux trois quarts en moins d’un an. Puis c’est une série catastroph­ique d’événements qui mènent Khaznadar à doubler le montant de la mejba de 36 à 72 piastres. Kheireddin­e Pacha voit loin et affirme que les nouveaux revenus générés par cette augmentati­on seront largement absorbés par l’entretien des forces militaires qu’il faudra mobiliser pour les prélever. Dès que la nouvelle se répand, des troubles éclatent dans les régions tribales. Des caravanes sont pillées et les achats d’armes et de poudre se multiplien­t. Pour calmer l’agitation croissante, le décret du 22 mars 1864 transforme la taxe en impôt progressif mais, en définitive, le pays est complèteme­nt ruiné. Toutes les récoltes ont été saisies pour être vendues, réduisant les habitants à la famine pendant trois ans. C’est au plus fort de ce drame national qu’éclate celui des Ben Aissa, le caid Elarbi Esshili ayant profité de la situation chaotique pour les déposséder. Ils portent désormais le même fardeau que Ali Ben Ghedhahem dont le père, Mohamed Ben Ghedhahem, cadi de la tribu des Majer, avait été empoisonné par le même El Arbi Esshili quand il était caïd du Kef. Ali jure alors de le venger et finit par le tuer de ses propres mains et les exemples de ce genre ne sont pas rares. Commence alors l’insurrecti­on de 1864 qui met la majeure partie de la population tunisienne contre le pouvoir beylical. Pourtant, après avoir fait trembler le pouvoir en place, elle est férocement réprimée par l’armée beylicale. Le ver est pourtant dans le fruit et le reste est de l’histoire : les exactions et les intrigues, la pression constante des consuls européens et la banquerout­e de l’État ouvrent les portes à l’occupation étrangère malgré les efforts du grand vizir Kheireddin­e Pacha. La France prend ainsi pied en Tunisie en 1869 et, le 12 mai, Sadok Bey est contraint de signer le traité du Bardo qui instaure le protectora­t français de Tunisie.

Sarrah O. BAKRY

‘’L’année des alertes’’, 589p., mouture arabe Par Hasanine Ben Ammou Editions Arabesques Disponible à la Librairie al Kitab, Tunis.

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