Football et baccalauréat : cinquante ans de choix politiques
Par Azza FILALI
Les résultats de la session principale du baccalauréat, tout comme les cinq buts enregistrés par notre équipe nationale contre la Belgique : voilà deux événements qui émanent de la même source, à savoir un passé de choix politiques inadéquats. Inutile d’accuser les acteurs d’aujourd’hui, ils n’ont fait qu’hériter de mentalités et de comportements établis bien avant eux ! Il n’y a pas de hasard, ou alors s’il existe il s’arrange pour être du côté des plus forts. Les défaites successives de l’équipe nationale contre l’Angleterre, puis contre la Belgique sont avant tout le fruit d’un manque de travail. Travail acharné et de longue haleine, durant des semaines et des mois. Or qu’avons-nous constaté ? Un manque flagrant d’entraînement, de coordination, d’homogénéité entre les joueurs, l’absence d’une stratégie préétablie par l’entraîneur, avec plan A et plan B. Un match se prépare comme une bataille, ou comme une partie d’échecs, avec la même précision et la même rigueur. Cette rigueur doit habiter les joueurs lorsque, sur terrain, ils sont confrontés à l’imprévu, à l’émotion, à la pression psychologique imposée par le public et par la conjoncture. Que le coach de l’équipe nationale s’excuse d’avoir déçu les rêves des Tunisiens, voilà une piètre parade ! Ce ne sont pas les Tunisiens qui ont mal rêvé, c’est lui qui a mal fait son travail. Pour la majorité des individus, le football reste le dernier bastion où placer le sentiment nationaliste ; les rencontres internationales sont ainsi l’occasion d’un déferlement de patriotisme, revendiqué et affiché, patriotisme qui retourne dans sa tanière, une fois le match achevé. Pour ceux qui ont hissé le drapeau national sur leurs voitures, pour les cafés qui en ont orné leur façade, le samedi 23 juin, et pour tous ceux qui, assis, coeur battant, espéraient une victoire, puis sont repartis amers et tête basse, c’est le pays entier qui devrait s’excuser. Pendant des décennies, les dirigeants successifs ont considéré le sport comme un loisir, plutôt réservé à la jeunesse (qu’on se souvienne du temps où l’on avait un ministère de l’Education, de la Jeunesse et des Sports) Des dossiers plus urgents, plus lourds ont, à chaque fois, relégué le football à la périphérie des décisions politiques. Il faut dix à quinze ans pour faire un bon joueur, ce qui suppose une sélection dès l’enfance, un apprentissage et un travail acharné durant des années. Il faut aussi que l’équipe nationale soit considérée, par chaque joueur, comme étant sa vraie famille, qu’elle ne soit pas une fédération de clans : Club Africain, Espérance, Etoile sportive du Sahel…Ainsi, nos résultats au mondial sont le fruit d’un long passé où le football était séquestré par un réseau d’intérêts, et où les joueurs étaient plus préoccupés d’intégrer une grande équipe que de faire corps au sein d’une équipe représentant le pays. Pour ce qui est des résultats du Baccalauréat, le taux de réussite de 30% pointe du doigt la valeur réelle de nos lycéens : seul le tiers possède un niveau lui permettant d’accéder à l’université. A titre de comparaison, les taux de réussite sont de 90% à Singapour, mais Singapour est bien loin... Pour revenir à nos propres chiffres, ils sont marqués, encore une fois, par la classique disparité régionale : cette fracture est-ouest qui indique que tout va de pair : les régions démunies (centre-ouest, sud-ouest), les plus mal loties en termes de réussite au baccalauréat, sont aussi celles qui ont le moins d’infrastructures, les plus forts taux de chômage, le niveau socioéconomique le plus bas. Comme avec le football, ces résultats reflètent de longues décennies de choix politiques abrupts et insuffisamment réfléchis. Depuis les années 1970, de nombreuses réformes ont bouleversé notre système d’enseignement. Celui-ci était, depuis l’époque bourguibienne, un enseignement pour tous et sans frais. L’école conçue par Mahmoud Messadi se plaçait à mi-chemin entre le collège Sadiki et l’école laïque républicaine telle que les Français l’avaient établie, durant le protectorat. En 1971, Mohamed Mzali, alors ministre de l’Education, entreprend de « tunisifier » un enseignement dont les programmes lui semblent calqués sur les programmes français. De là vient l’arabisation des « humanités » (histoire, géographie, philosophie), puis des matières scientifiques. Dès l’année 1982, il y a eu réduction du nombre d’heures de philosophie. Tout cela avait de quoi déstabiliser des enseignants qui n’étaient pas préparés à changer de langue, et auxquels on délivra une brève formation dans ce sens (autour de 18 heures par enseignant). Dans les branches techniques, l’épreuve de français devient non obligatoire au baccalauréat. En parallèle sont créés des « lycées pilotes», censés réunir les meilleurs élèves, lycées et qui ne possèderont pas de filière littéraire jusqu’en 2015… En avril 1980, Mzali, alors Premier ministre, met en place l’école de base de neuf ans, avec un enseignement désormais obligatoire jusqu’à l’âge de 16 ans. C’est alors qu’on décide que les taux de passage durant ces neuf années soient de 90%, avec un redoublement n’excédant pas 6% des élèves.
En 1987, Ben Ali poursuivra ce processus d’arabisation et exigera, lui aussi, des taux de réussite particulièrement élevés, sans rapport avec le niveau réel des candidats. Quoi de meilleur pour contenter les familles et apaiser le climat social ! Entretemps, et par souci d’économie, les clubs de langues, de théâtre, de musique et de dessin sont supprimés des lycées. En revanche et dans un geste destiné aux islamistes, Ben Ali met en place une salle de prière dans chaque lycée. En somme, une arabisation à outrance, un recul des humanités et un laxisme lors de l’évaluation des élèves. Rien d’étonnant si le niveau de ces élèves va, dès lors, tragiquement chuter, imposant la pratique des cours particuliers auxquels les enseignants s’adonnent avec avidité, en venant jusqu’à gonfler les notes en cas de fréquentation assidue de ces cours à domicile. Toutes ces réformes, menées sans pondération ni vision à long terme, provoquent une mutation progressive dans l’esprit des élèves : la débrouillardise devient le maître mot de la réussite scolaire. Dans les lycées, la fréquentation des bibliothèques décroît peu à peu ; la place laissée libre est alors comblée par les milliers d’heures passées devant les feuilletons (égyptiens, libanais, turcs). Une décennie plus tard, téléphones portables, tablettes et jeux vidéo prendront le relais. Mais, dans tout cela, l’élément le plus néfaste reste la politique de l’accès maximum aux diplômes, qui engendre une multitude de jeunes diplômés, incompétents et chômeurs. Entre 1989 et 1994, Mohamed Charfi, alors ministre de l’enseignement, entreprend une réforme ayant deux objectifs essentiels : assurer une meilleure adéquation entre études et débouchés professionnels. C’est ainsi qu’il intègre l’enseignement technique dans les collèges et propose un baccalauréat technique de qualité. Le second objectif était la réhabilitation des humanités, avec retour de l’enseignement du français dès la 3e année primaire, ainsi qu’une nette séparation entre enseignement religieux et instruction civique. Autre donne essentielle, apparue depuis une vingtaine d’années : l’engouement des élèves, de leurs enseignants et de leurs familles pour les filières scientifiques, jugées plus prometteuses en termes d’emploi. C’est ainsi qu’on a vu (et qu’on continue de voir), les meilleurs lauréats au baccalauréat se diriger vers des écoles d’ingénieurs, de commerce, ou de gestion. Inutile de rappeler que ces étudiants, n’ayant quasiment pas de références littéraires ou philosophiques, seront demain des adultes formatés, dogmatiques, partisans d’une pensée unique et binaire. Le recul des humanités a fait disparaître le sens des nuances, l’esprit critique et la mise à distance des évidences, en somme l’essentiel de notre humanité… Ainsi, depuis les années 1970, l’enseignement primaire et secondaire ne cesse de tanguer au gré des réformes successives. La chute progressive du niveau des élèves est venue sanctionner ces réformes, souvent menées de manière hâtive et sans considération pour la capacité des enseignants à s’y adapter. C’est que nos enseignants d’aujourd’hui étaient élèves durant les décennies 1970 et 1980 ! Comment leur en vouloir, si leur niveau est des plus précaires et si la qualité de leurs cours se situe nettement au-dessous de la moyenne ! En définitive, des domaines tels l’enseignement ou le sport, se modifient à coups de générations. Les faiblesses qu’ils comportent aujourd’hui vont demander une à deux générations pour commencer à être réparées. Encore faut-il que des politiciens avisés mettent, une fois pour toutes, de tels dossiers sur la table, qu’ils instaurent, de façon pertinente, un système tenant compte autant de nos réalités, que des méthodes existant dans d’autres pays. Une fois adopté, ce système devra être maintenu suffisamment longtemps, avant d’être évalué (en moyenne le temps d’une génération, soit 15 à 20 ans…) Lorsqu’il s’agit de changer les connaissances et les comportements, il faut s’armer de patience et croire au succès de l’action menée. Attendre et espérer, que faisonsnous d’autre aujourd’hui ?
N.B. : Les opinions émises dans cette tribune n’engagent que leur auteur. Elles sont l’expression d’un point de vue personnel.