L’exception poétique
Par Aymen HACEN
Je ne parlerai pas des envieux ni de ceux qui sont dépourvus de talent, et qui n’y ont pas été conviés. Le peu que j’ai lu ce vendredi 29 juin sur les réseaux sociaux m’a prouvé qu’un problème réel affecte l’intelligentsia tunisienne, ou s’il en est, car ces propos étaient plus bêtes qu’insensés, plus destructeurs qu’autre chose. Heureusement que c’est l’ère nouvelle de la liberté de parole et que tout le monde peut parler. Mais si là je me permets de prendre la plume, c’est pour rappeler l’existence, en français, du verbe « déparler ». Chacune et chacun, demandezle à Vaugelas, pourra ou pourront consulter un dictionnaire pour savoir ce que ce verbe signifie. Or, il ne signifie pas plus que le sens, en l’occurrence ridicule et maladroit, voire plus, malhonnête de « parler à tort et à travers, sans discernement ». On se croirait presque dans la sourate 26, celle des «Poètes», où le Seigneur déclare : « Et quant aux poètes, ce sont les égarés qui les suivent (225). Ne vois-tu pas qu’ils divaguent dans chaque vallée, (226) et qu’ils disent ce qu’ils ne font pas ? (227) à part ceux qui croient et font de bonnes oeuvres, qui invoquent souvent le nom d’Allah et se défendent contre les torts qu’on leur fait. Les injustes verront bientôt le revirement qu’ils [éprouveront] ! » Ce n’est, là, qu’une traduction parmi tant d’autres des versets du saint Coran, mais c’est à peine du « ijtihad », que l’on pourrait traduire savamment par « effort de réflexion ». Hélas, certains préfèrent « déparler » du jihad, laissant de côté l’« ijtihad », et la langue française, comme la plupart des autres, ne retiennent de notre culture et de nous aujourd’hui que des mots néfastes. Mais cela, je l’ai personnellement écrit dans «L’Art tunisien de la guerre» (KA’ éditions, Tunis, 2014), et répété sur les ondes de RPH fm. « Et rappelle, dit encore le saint texte, car le rappel profite aux croyants». (Sourate al-Dhariyat, verset 55). Nul rappel, nulle parole vive, cependant, ne seront entendues par ceux qui ne savent que « déparler ». Nous pouvons alors fièrement nous adresser aux autres, à commencer par le président de la République, M. Béji Caïd Essebssi alias Bejbouj pour les Tunisiennes et Tunisiens tous âges confondus, lui qui a veillé à être présent, ce vendredi 29 juin 2018, à La Cité de la Culture, pour l’inauguration de la Chaire Abou El Kacem Chebbi de poésie arabe, née d’un commun accord entre la présidence de la République et la Fondation culturelle Abdulaziz Saud Al-Babtain, sous le regard protecteur du ministre des Affaires culturelles. Cette Chaire Chebbi est le signe même du succès de la Révolution tunisienne. Certains ont la mémoire courte ou pas de mémoire du tout. N’a-t-on pas, en janvier 2011, ouï, admiratifs, un citoyen chinois chantant l’hymne national tunisien et scandant les vers mémorables du même Chebbi ? À l’invitation de Chokri Mabkhout, alors Doyen de la Faculté des Lettres, des Arts et des Humanités de La Manouba, j’avais la fleur au fusil crevé l’abcès, déjà en novembre 2009, pour mettre à nu l’instrumentalisation de la poésie et même de la philosophie par la politique. Encore une fois, il s’agit de défoncer des portes ouvertes, comme on dit, car l’ouverture à l’instar de la liberté et de la création peuvent s’épanouir au plus près du pouvoir et, des fois malheureusement, peuvent être absentes là où elles devraient le plus s’épanouir, au sein de l’opposition et des cercles qui se veulent révolutionnaires. Qu’est-ce à dire ? Et c’est maintenant ou jamais qu’il faut et crever l’abcès et en finir avec cette maladie qui consiste à vilipender tout ce qui n’est pas nous, tout ce qui nous échappe, tout ce qui ne nous réussit pas. Nous avons vécu un vrai cauchemar avec le Mondial 2018, à cause notamment des agis- sements de certains dirigeants. Suivez mon regard : ceux qui pleurent à la fin de l’hymne national et qui en même temps invoquent leur foi de charbonnier pour dire tout et n’importe quoi, c’est-à-dire « déparler ». Encore eux, les mêmes, décidément, car ils appartiennent à la même espèce. Bon, que faire ? Que préfèrent-ils ? La vie ou la mort ? Le petit jihad des assassins ou l’ijithad des grands ? Citer sur leurs « murs » des citations erronées, tronquées, volées… ou lire, chercher, s’interroger ? S’ils y parvenaient, ils aimeraient, précisément ils seraient amoureux. C’est décidément difficile et lourd de conséquences : on a tout de suite comparé cette chaire à une autre. Un raccourci de plus, un autre de trop, avec ceci en guise de coulisses : l’épouse d’un poète préfère l’illégalité d’une commission discréditée à la fois par la loi et le vote des élus du peuple à la pérennité du savoir d’un immense M’hamedHassineFantar. De la vergogne, s’il vous plaît, faut-il crier haut et fort car, comme je n’ai cessé personnellement de le faire, ici notamment, dans les colonnes de ce journal en particulier, notre pays ne s’en sortira pas par le populisme et la médiocrité, ni par les envieux et les déparleurs. Je suis, en un mot, fier que le président de la République Tunisienne, visiblement souffrant, mais il l’a dit lui-même, ait tenu à se déplacer, entre deux voyages et mille obligations, pour somme toute placer sous son égide la Chaire Chebbi, à laquelle je souhaite longue vie, moi le seul poète francophone présent, d’après ce que j’ai constaté. Je suis sûr que cette nouvelle instance donnera à la création nationale un sens autre, international et universel, grâce à notre poète et à la générosité de notre grande nation. De même, je voudrais louer l’immense courage de Monsieur le ministre de la Culture, le Professeur Mohamed Zinelabidine car, comme l’écrivait Charles Fourier, dans Harmonie aromale des astres : « Aucune fleur ne porte exclusivement l’arôme du soleil. » En fin de compte, la poésie à la une en primetime sur la Nationale 1 au nom de Chebbi et de notre Tunisie, ce n’était pas de la flagornerie mais de l’audace. Oui, cette audace qui a fait ce soir dire à notre grand poète national Moncef Mezghanni :
Le lait et le miel
1
J’ai dit à la vache : J’aime le lait Et j’ai dit au vendeur de lait : Je déteste qu’on mêle l’eau au lait
2
J’ai dit à l’abeille : J’aime le miel Et j’ai dit au vendeur de miel : Je déteste qu’on mêle le miel Au sucre
3
J’ai dit à Dieu J’aime la religion Et j’ai dit à l’homme de religion : Je déteste qu’on mêle la religion À la politique
4
Conclusion : Je déteste le mélange Et j’aime l’eau Le sucre Et la politique.